Le sous titre précise « Récit ». Parce qu'il ne s'agit pas d'un roman dans le sens classique du terme. La narratrice, alter ego de l'auteure, sans que l'on puisse définir la frontière entre les deux, les points où la création, le rêve, ou le fantasme effacent, remplacent la personne qui tient la plume par une autre.
L'essentiel du récit se passe dans les environs de Londres, dans une période de transition, dans une attente (sans que l'on sache vraiment de quoi), entre deux départs, dans un appartement de passage, avec des cartons pas défaits, des objets provisoires, des relations de hasard dont on sait qu'elles vont prendre fin dans peu de temps. La narratrice arpente, découvre, regarde. Sans but apparent, sans objectif, mais néanmoins systématiquement, avec l'appui de cartes. Une sorte d'envie de saisir, de garder trace, par notamment la photo, apparaît. Comme s'il fallait fixer, pour ne pas perdre, ne pas laisser mourir.
Mais ce qui est fixé, recensé, sauvé, n'est pas ce que les touristes vont chercher dans leurs voyages en général. Ce sont des gens ordinaires, des paysages que l'on pourrait trouver d'une grande banalité, des lieux qui sont l'inverse des lieux touristiques, des objets non pas anciens dans le sens noble et précieux, mais des objets qui ont servis, qui ont une histoire. C'est une recherche de la trame des vies, d'un quotidien qui s'enfuit sans cesse et qui nous échappe. Parce que les images, les rencontres, les choses, renvoient la narratrice à d'autres moments de sa vie, d'autres lieux, d'autres gens, dans une forme de continuum dans le temps et dans l'espace.
Comme fil rouge lâche, mais néanmoins inévitable, les fleuves, les cours d'eau, semblent rattacher, permettre de s'amarrer dans le courant de la vie. le Rhin, le premier, celui de l'enfance, dont les autres seront forcément des avatars. La Lea, affluent de la Tamise, à proximité du logement londonien actuel de la narratrice prend le plus de place dans le livre. Mais d'autres surgissent au fil des souvenirs, tapis dans les replis de la mémoire, qui ne demandent qu'à revenir au détour d'un souvenir, d'une analogie. Rien ne disparaît vraiment, il s'agit juste de se mettre dans des dispositions d'esprit qui permettent de retrouver, de revivre l'instant, les sensations, les états d'âme.
Récit d'un moment de grâce, dans lequel tous les fils d'une vie semblent se rejoindre, non pas en racontant les événements mais en tentant de rassembler la sensibilité. La sublime écriture d'
Esther Kinsky, les images somptueuses, en partant d'un quotidien qui pourrait apparaître bien trivial, comme ce vieil homme fou, qui devient un roi, font de ce texte une sorte d'échappée poétique, une transfiguration, qui donnent leur noblesse aux paysages des faubourgs, aux vies à la marge, celles des pauvres, des étrangers, des gens qui n'ont pas pris l'autoroute des réussites conventionnelles, pour lesquelles il ne semble pas avoir de place dans l'oeil de la narratrice. Parce que c'est bien du regard qu'il s'agit, de saisir un moment, une image. L'auteure ne raconte pas d'histoires, n'essaie pas de deviner les enchaînements de faits dans les vies des gens qu'elle croise, elle se contente d'être là à un instant donné, et d'en fixer le grain, la matière, comme le ferait un peintre. Mais l'image possède un pouvoir d'évocation infini, qui permet à chaque lecteur de se projeter avant et après, de mettre en mouvement l'image, de mille façons différentes.
Une vraie splendeur, que ce livre, d'une immense richesse et profondeur.