Chaque mois, un grand nom de la littérature contemporaine est invité par la BnF, le Centre national du livre et France Culture à parler de sa pratique de l'écriture. L'écrivain Stefan Hertmans est à l'honneur de cette nouvelle séance.
Rencontre animée par Cécile Bidault, productrice chez France Culture
QUI EST STEFAN HERTMANS ?
Stefan Hertmans, né à Gand en 1951, a publié plusieurs recueils de poésie, des essais et des romans. Son oeuvre poétique a été récompensée par le prix triennal de la Communauté flamande. Son roman Guerre et Térébenthine, traduit dans vingt-quatre langues, a été nommé pour le Man Booker International Prize. Il a publié tous ses romans aux éditions Gallimard, dont Une ascension en janvier 2022. Dans la collection « Arcades » paraît également en mai 2022 Poétique du silence, un volume regroupant quatre essais de Stefan Hertmans sur la modernité poétique dans ses rapports au langage et au mutisme, concentré de ses réflexions sur les oeuvres de Hölderlin, de Paul Celan et De W.G. Sebald notamment.
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Le pardon n'est pas, comme certains semblent le croire, une idée mystérieuse et sublime que nous devons à quelques millénaires de judéo-christianisme. Il n'est pas apparu dans l'esprit des êtres humains et aucune idéologie ni aucune religion ne peut donc se l'approprier. Le fait que les singes, les grands singes et les hommes ont tous des comportements de réconciliation signifie que le pardon a probablement plus de trente millions d'années, et qu'il est antérieur à la séparation intervenue dans l'évolution des primates.
On maintient les visiteurs du zoo à une certaine distance, pour les empêcher de provoquer les anthropoïdes par leurs cris, l'apport de nourriture ou l'imitation. Contrairement à l'opinion générale, l'homme imite le grand singe plus souvent que l'inverse. La vue des grands singes induit chez les gens un besoin irrésistible de sautiller, de se gratter exagérément et de brailler, ce qui doit conduire les primates à se demander comment cette espèce si intelligente par ailleurs en est venue à dépendre de moyens de communication aussi frustes.
Darwin décrit son face à face, avec Jenny, une orang -outan, dans une lettre:
"Le gardien lui a montré une pomme, mais il refusait de la donner, si bien qu'elle s'est jetée à terre en donnant des coups de pied et en pleurnichant, comme un enfant gâté. Elle a eu l'air de bouder, et après 2 ou 3 accès de colère, le gardien lui a dit:
Jenny, si tu arrêtes de hurler et si tu es sage, je te donnerai la pomme.
Elle a parfaitement compris chaque mot et elle a eu du mal à arrêter de gémir, comme un enfant. Mais, elle a fini par y arriver et elle a obtenu la pomme, aussitôt elle a bondi dans un fauteuil pour commencer à la manger, affichant un ait satisfait inimaginable."
Darwin se demandait si la morale ne découlait pas en droite ligne des instincts sociaux des animaux.
Dans les années 1970, les animaux étaient des créatures dignes de Hobbes: violentes, sans cesse en rivalité, égoïstes, jamais sincèrement bonnes. Mettre l’accent sur l’idée qu’ils puissent faire la paix n’avait aucun sens. En outre, l’expression sous-entendait la présence d’émotions, ce qui était mal vu. [...] Plusieurs décennies ont passé, des centaines d’études ont été publiées, aujourd’hui nous savons que la réconciliation est un phénomène répandu parmi les mammifères sociaux, des rats aux dauphins, en passant par les loups et les éléphants, même parmi les oiseaux. C’est un comportement qui vise à restaurer les relations, à tel point que, si l’on découvrait que tel animal social ne se réconciliait pas après un conflit, on serait surpris. On aurait du mal à comprendre comment il maintient la cohésion de sa société.
La différence fondamentale entre nos deux plus proches cousins est que l'un résoud les problèmes de sexe grâce au pouvoir, tandis que l'autre résoud les problèmes de pouvoir grâce au sexe.

Mon but était d’analyser les rivalités entre mâles pour des questions de rang, le rôle de médiation des femelles dominantes, comme Mama, et les différentes façons de surmonter les conflits. Pour y parvenir, il a fallu que je m’intéresse à la hiérarchie sociale et à l’exercice du pouvoir, des thèmes qui, à l’époque, étaient controversés. C’était les années 1970, l’heure de gloire du flower power. Nous étions jeunes, plus ou moins anarchistes, farouchement en faveur de la démocratie et méfiants vis-à-vis des autorités qui dirigeaient l’université (on les appelait « mandarins », comme les bureaucrates de la Chine impériale). La jalousie sexuelle était jugée dépassée, et toute espèce d’ambition, suspecte. Hélas pour moi, la colonie de chimpanzés que j’étudiais trahissait toutes ces tendances « réactionnaires » à la puissance 1000: goût du pouvoir, arrivisme et jalousie. […]
Premièrement, en tant qu’être humain, j’étais sidéré par les ressemblances avec nos cousins les plus proches. Je traversais la phase que connaît tout primatologue, celle du: « Si ça, c’est un animal, je suis quoi, moi? » Deuxièmement, je faisais partie d’une joyeuse bande de hippies, et je constatais chez les grands singes des comportements courants dénoncés par les gens de ma génération. Loin de leur permettre d’influencer mon regard sur les grands singes, j’ai commencé à avoir une vision plus juste de mes camarades. Au fond, cela revenait aux fondamentaux de l’observation: la reconnaissance des formes. Peu à peu, je découvrais les manœuvres cachées pour décrocher tel ou tel poste, les coalitions qui se forment, les intrigues pour obtenir des faveurs, l’opportunisme politique, et ce dans mon propre environnement. Je ne parle pas exclusivement de la génération qui précède la mienne. Les mouvements étudiants avaient leurs mâles alpha, leurs luttes de pouvoir, leurs groupies et leurs jalousies. Pire encore, plus nous étions proches, plus la jalousie sexuelle pointait sa tête hideuse. Mes recherches sur les grands singes me donnaient la distance idéale pour identifier ces tendances; pour qui se donnait la peine de les observer, elles étaient claires comme le jour. Les leaders ridiculisaient et isolaient tous ceux qui les menaçaient et piquaient les copines des autres, alors qu’ils prêchaient les bienfaits de l’égalitarisme et de la tolérance. Il y avait un hiatus énorme entre ce que ma génération, dans ses discours politiques enflammés, prétendait être, et son comportement réel. Nous étions complètement dans le déni !
Pourquoi tous les politiciens convoitent-ils un poste élevé, si ce n'est en vertu de la soif de pouvoir propre à tous les primates ? (...) Nous sommes des animaux. Je ne pense pas que notre espèce soit très différente des autres mammifères sur le plan des émotions. J'aurais même du mal à isoler des émotions exclusivement humaines.

Chez les hommes, les mensonges collectifs sont un moyen familier pour sauver la face. Colin Turnbull a décrit un magnifique exemple chez les pygmées Bambutti du Congo. Chez ces hommes de la forêt, ce sont toujours les femmes qui construisent les huttes, ce qui leur permet de montrer leurs désaccords au cours de disputes conjugales en démolissant une partie de la maison. Habituellement, le mari laisse tomber lorsqu'une dispute atteint ce niveau. Une fois, cependant, un homme particulièrement obstiné n'a pas arrêté sa femme et a même fait remarquer à tout le campement qu'elle allait avoir terriblement froid cette nuit-là. Pour éviter la honte, la femme devait continuer sa destruction. Lentement elle a commencé à retirer les bâtons qui formaient la charpente de la hutte. Elle était en larmes parce que, selon l'anthropologue, l'étape suivante devait l'amener à rassembler ses affaires et à retourner chez ses parents. L'homme avait l'air aussi malheureux. Il est clair que la situation commençait à leur échapper, et pour tout aggraver, le campement tout entier était sorti pour regarder. Soudain, le visage de l'homme s'est éclairé et il a dit à la femme qu'elle pouvait laisser les bâtons : seules les feuilles étaient sales. Elle l'a regardé d'un air intrigué, puis elle a compris. Ensemble, ils ont porté les feuilles jusqu'à la rivière et les ont lavées. Tous deux étaient de bien meilleure humeur lorsque la femme a remis les feuilles sur la hutte, et l'homme est parti chasser pour déjeuner. Selon Turnbull, bien que personne n'ait cru au mensonge que la femme ait retiré les feuilles parce qu'elles étaient sales, tout le monde avait joué le jeu. « Pendant plusieurs jours les femmes ont parlé poliment des insectes qui se trouvaient dans les feuilles de leurs huttes, et ont amené quelques feuilles à la rivière pour les laver, comme s'il s'agissait d'un précédé parfaitement normal. Je ne l'ai jamais vu faire avant ni depuis. »
Les politiciens se présentent comme des serviteurs de l’État qui sont là pour relancer l'économie et améliorer le système éducatif. Mais, qui croit que c'est pour notre bien qu'ils acceptent de participer au jeu de dénigrement caractéristique de nos démocraties ? Voilà pourquoi je trouve réjouissant de travailler avec des chimpanzés : ce sont eux, les politiciens honnêtes dont on rêverait. On a beau les regarder se bousculer pour grimper, inutile d'aller chercher des motivations cachées ou de fausses promesses. Ce qu'ils veulent est là, sous nos yeux.