AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de jyrille


Le bus est une BD au format à l'italienne. Elle comporte deux tomes, le premier a été publié en France en 2012 et le second en 2015. Patrick Marcel s'est chargé de la traduction.

Aucun spoiler ne montera à bord : seule compte la route, pas la destination.

J'attendais comme un con (« de parisien » m'a alors chanté mon cerveau sans que je lui demande quoi que ce soit. Alors qu'en plus, on n'était pas à Paris) à un abribus. Au bout de deux minutes, les angoisses usuelles ont débarqué, me rappelant soudainement que je ne pouvais vraiment plus me passer de mon SUV polluant. Trop de confort. Trop de liberté.

Ma liberté se sentait elle aussi en péril, abandonnée au milieu de la populace cosmopolite tout aussi anxieuse que moi. Il ne manquerait plus (« qu'un oiseau me chie dessus » me rappela mon cerveau, pourtant toujours pas sollicité) qu'il pleuve me dis-je alors, prêt à me laisser aller au blues (« du businessman » PUTAIN TA GUEULE BORDEL) du citadin dépendant des réseaux de transports en communs.

Car c'était le cas. Je devais prendre ce bus, mon SUV chéri étant simplement en révision. Pendant qu'il se faisait chouchouter par de vibrants mécanos aux petits soins, j'errais tel un chien perdu devant les panneaux représentant la ville, à calculer le meilleur trajet, à noter les correspondances.

Jusqu'à ce que je remarque ce type, sans aucun doute un étudiant stagiaire, tiré à quatre épingles (mais pas de chez Hugo Boss), en train de lire une BD. Fait assez rare pour me soulever le sourcil droit (le gauche, c'est quand je me réveille le dimanche).

J'attaque frontalement le blanc-bec en observant ostensiblement sa lecture. Je me penche carrément dessus. Bizarrement, ça le gêne.

- Vous voulez quelque chose ?

- Pardon, je ne connais pas du tout cet ouvrage, ça m'intrigue, vous pouvez me mettre au parfum (« de sel de Guérande » MAIS POURQUOI ? Pourquoi pas « N°5 de Chanel » ou « de ce bouquet » ? Il va falloir qu'on ait une discussion, cerveau) ?

Le type me fixe sans joie ni haine mais finit par se lancer : « Vous allez trouver ça ironique vu notre position actuelle, mais c'est une BD qui s'appelle le Bus. Elle est composée de strips qui ont paru entre 1979 et 1985 dans le magazine américain HEAVY METAL, celui-là même qui fut la licence américaine de notre METAL HURLANT. le premier tome regroupe tous les strips parus à l'époque, mais le second paru chez Tanibis est une exclusivité française. En effet, Paul Kirchner n'a commencé cette seconde salve de petites histoires qu'entre 2013 et 2015, où ils furent publiés dans divers magazines aux Etats-Unis comme en Europe.

Si vous vous demandez de quoi ça parle, je serai bien incapable de vous répondre. Ce qui est certain, c'est qu'il y a toujours un rapport avec les bus, que ce soit l'arrêt de bus, l'intérieur du bus, le bus lui-même, son trajet. Il s'agit d'un modèle particulier : le New Look de General Motors, produit à partir de 1972. Dans ces recueils au format à l'italienne, chaque strip prend une page. En général, ils sont composés de six cases, mais peuvent aller jusqu'à huit. Ce sont de courtes histoires surréalistes en noir et blanc, souvent sans texte, et mettant en scène un quidam chauve avec lunettes, sans doute une projection de Kirchner lui-même. Nous ne le saurons jamais, nous ne savons pas ce qu'il fait, où il vit, il semble condamner à attendre et monter dans ce transport en commun.

Comme il est de coutume à un arrêt de bus, les réflexions divaguent et on se retrouve vite à s'inventer des aventures extraordinaires, surtout lorsque ledit bus se fait attendre. A l'instar de JULIUS CORENTIN ACQUEFACQUES, notre héros sans nom devient le jouet d'un univers parallèle où tout peut arriver : se faire écraser par un insecte géant, se faire adopter par le bus, recevoir un tsunami, rencontrer ses doubles etc…

Le propos est parfois amer et peut même nous faire penser aux IDEES NOIRES de Franquin, le dessin noir et blanc n'y étant pas pour rien. Ce dernier est très fin et réaliste mais ménage ses personnages en les caractérisant avec très peu de traits. Ce qui n'est pas le cas des décors et accessoires, souvent chargés de grilles et de trames pour simuler la couleur.

Dans la postface, l'auteur nous avoue son adoration pour les dessinateurs underground, Robert Crumb et Rick Griffin, mais également Druillet et Moebius. Car c'est bien l'apparition de l'étrange dans le quotidien qui l'intéresse. Nulle surprise donc lorsqu'il invite des personnages tout droit sortis d'un tableau de Jérôme Bosch, détruit son décor façon Dali, ou que les histoires ont le goût de celles qu'on peut voir dans la série LA QUATRIEME DIMENSION.

Le moteur principal de ces histoires semble être l'humour, sans toujours faire mouche. Mais elles invitent à la réflexion en tordant totalement le réel pour faire ce que bon leur semble avec cet univers de papier : peindre un bus en grandeur nature le rend réel, le bus vit dans un appartement, son chauffeur est un robot, ses passagers peuvent être parachutistes ou scaphandriers… la seule constante reste le surréalisme, même lorsqu'il s'agit d'une parodie de King Kong ou de Playboy.

Le plus étonnant reste la capacité de Paul Kirchner a inventé des mondes sur six cases, chaque histoire étant limpide et la narration d'une efficacité redoutable. Toute une école de bande dessinée.

Finalement, le Bus fait clairement partie de la bande dessinée psychédélique des années 70, plus propre que les Freak Brothers mais tout autant héritière de la Beat Generation, le thème du bus magique et du voyage sous LSD devenant quelque chose de nouveau, d'un peu plus universel. Ah mais voilà la ligne que je prends, je vous laisse, à une prochaine fois peut-être ! »

Et le gars m'a abandonné (« ohé ohé ». Je ne sais plus quoi dire). Ce que je n'avais pas remarqué, c'est que j'avais loupé mon propre bus, et le prochain arrivait dans trente-cinq minutes. Largement le temps d'avoir cette discussion avec moi-même, ou alors, de rêvasser…
Lien : http://www.brucetringale.com..
Commenter  J’apprécie          20



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}