Soucieux de ne point nous ecarter de la realite ni des faits, de ne point trahir la verite, nous devons reconnaitre que nous ne pouvons rien affirmer avec certitude, pas meme le fait essentiel: nous ne savons pas si c'est de la mere ou de la fille que notre heros etait amoureux. [...] une infinite de solutions possibles, dont voici quelques unes: il n'etait amoureux que de la fille, car la fille etait chaude et parfumee comme le pain frais; il etait amoureux de la mere, car la mere etait dodue et opulente, et en meme temps tres souple, comme la pate dans le petrin; il etait amoureux a moitie de la mere, a moitie de la fille (profusion parfumee); il fut d'abord amoureux de la mere, puis, quand la fille eut grandi (elle devait recevoir en dot la moitie de la boulangerie et des revenus de sa mere), il s'eprit aussi de la fille, sans d'ailleurs cesse d'aimer la mere; ou encore il fut amoureux de la fille seule, puis il se ravisa car il s'etait avere que la fille etait une becasse qui ne savait pas garder un secret amoureux, et, tout naturellement, il s'eprit de la mere; et enfin, pour cesser de jouer avec la theorie serieuse de la relativite, [...] signalons encore cette possibilite, la plus simple de toutes: peut-etre n'etait-il amoureux ni de la mere ni de la fille? Mais n'exagerons pas! Ne doutons pas de tout! Car le mythe de l'amour de M. Sam pour la fille ou la mere, pour Mlle Horgoch ou Mme veuve Horgoch, n'est-il pas tout aussi reel que le mythe de Tristan et Iseult, par exemple?
Depuis le soir où ma mère avait allumé une lampe où brûlait un mélange de pétrole et de graisse de voiture, notre cuisine était soudain devenue le territoire tout à fait légal de la nuit ; mais la lampe, faite d’une simple boîte de conserve, donnant une lueur vacillante et sifflant comme une théière, perçait comme un ver l’écorce épaisse des ténèbres et donnait à notre cuisine une place d’honneur dans cette nuit tout à fait dépourvue d’étoiles. Cette lampe était la seule étoile de ces nuits sans espoir où la pluie impudente faisait disparaître la notion du haut et du bas, confondait en longues lignes le ciel et la terre et effaçait le dessin d’enfant que le jour d’automne avait dessiné en gris, en ocre et en jaune, avec des taches rouges dans les coins. Par ces nuits-là, notre cuisine se changeait en une petite chapelle, en un autel, au point le plus oriental des ténèbres.
Ces soirs-là étaient enfantés par le silence d’où tout procède.
Un soir, après m’avoir embrassé et avoir allumé la lampe de chevet pour que je n’aie pas peur, ma mère m’annonça que dans quelques jours nous prendrions le train. (...) Ensuite, j’entendis dans un demi-sommeil ma mère entrer doucement ; voyant que je ne dormais pas, elle me chuchota : «Pense que tu es déjà en voyage.» Alors soudain, quand la présence de ma mère eut éloigné de moi toute autre pensée et chassé la peur de la mort, mon lit, ma mère et moi, le vase de fleurs, la table de nuit avec sa plaque de marbre et le verre d’eau, les cigarettes de mon père, l’ange qui veillait sur les enfants, la machine à coudre de ma mère, la lampe de chevet, les armoires et les rideaux, en un mot toute notre chambre se mit à voyager à travers la nuit comme un wagon de première classe et je m’endormis bientôt dans cette illusion magnétique.
Il était tout à fait calme, du moins en apparence, lorsqu'il senti dans ses reins le fusil à deux coups qui y mettait un huit horizontal. Des paysans armés de massues, haletants et crasseux, commençaient à sortir des fougères. Louise était au premier rang ; les yeux brillants, elle se signait précipitamment. Sous ses pieds gisait la canne de mon père, écrasée comme un serpent venimeux. Mon père semblait tout à fait calme et sa voix ne trembla pas un seul instant. Il se pencha pour ramasser son chapeau puis chercha sa canne du regard. Il commença soudain à s'agiter gauchement, à se dandiner d'un pied sur l'autre comme un canard et ses mains se mirent à trembler comme celles d'un alcoolique. Il ajusta son chapeau avec soin pour cacher l'émoi et la panique qui s'étaient emparés de lui dès l'instant où il s'était vu désarmé, puis il plongea sa main dans sa poche pour chercher une Symphonie.
« Prends garde, Tot, il est peut-être armé », dit quelqu'un.
Mais mon père avait déjà retiré sa main de sa poche et tout le monde vit le morceau de journal qu'il porta à son nez et dans lequel il se moucha. (Toute émotion éveillait en lui de fortes perturbations du métabolisme et une abondante sécrétion de liquide. Je savais que, s'il sortait vivant de ce mauvais pas, son premier soin serait d'aller uriner derrière un buisson en pétant bruyamment.)
QUI EST CET HOMME ET QUE ME VEUT-IL ?