Un Tombeau pour Boris Davidovitch est un recueil de sept nouvelles.
Danilo Kis insiste, cependant, discrètement sur la nécessité de chercher l'unité du livre. La couverture indique que nous avons affaire à « sept chapitres d'une même histoire » et à un « roman ».
En un sens technique, le livre n'est donc pas si éloigné de
Sablier, lui aussi constitué d'un ensemble de textes dont le lecteur doit reconstituer l'unité. le sous-titre « sept chapitres » suggère néanmoins une idée d'incomplétude.
Par rapport à un recueil de nouvelles plus classique comme Encyclopédie des morts (sous-titré « nouvelles » et non « roman »), l'unité thématique d'
Un Tombeau pour Boris Davidovitch est évidente : cinq des sept nouvelles parlent de personnes qui passent par les camps de la Sibérie Les anecdotes à l'origine de ces nouvelles sont, semble-t-il, toutes tirées de
7000 jours en Sibérie de
Karlo Stajner (à qui la nouvelle centrale du roman est dédiée). le septième et dernier récit n'a pas de source documentaire, mais se déroule dans le même contexte : il s'agit de la biographie d'un poète qui n'est pas déporté, mais redoute de l'être à un certain moment de sa carrière.
Le lien entre les nouvelles est renforcé par le retour des personnages : un bandit du quatrième récit couche avec la maitresse d'un des personnages du troisième qui était lui-même mêlé au destin tragique du protagoniste du deuxième. La victime du même bandit croise, pour sa part, Boris Davidovitch Novski, le héros de la cinquième nouvelle qui est le protecteur du poète du dernier récit.
La sixième nouvelle, « Chiens et livres », introduit, cependant, un décalage spatio-temporel avec le reste du recueil : elle a pour cadre le sud de la France, au XIVème siècle, durant les pogromes de la « croisade des Pastoureaux ». Cela suggère que l'unité ultime du livre n'est pas à chercher dans le Stalinisme en tant que tel, mais dans quelque chose de plus profond et plus éternel.
La polémique poétique que mène
Danilo Kis a probablement pour cible principale la conviction de détenir la vérité de l'existence et le sens de l'histoire. Cette certitude est dangereuse car elle peut conduire à considérer le meurtre comme un moyen acceptable s'il permet d'accélérer l'avènement de la fin de l'histoire, le rétablissement du paradis terrestre.
Le conflit qui oppose l'artisan Mikcha à son patron Reb Mendel dans le premier récit tourne déjà, en mineur, autour de cette thématique : Mikcha fait subir à un putois, voleur de poules, un sort particulièrement cruel. Il l'égorge et le pend au poulailler : « Reb Mendel, dit-il, je vous ai débarrassé des putois une bonne fois pour toutes ». Horrifié, le «Talmudiste » chasse son apprenti : « Lavez le sang de vos mains et de votre visage, et soyez maudit, Herr Miskat. »
Kis introduit ainsi le thème de la fin qui justifie les moyens : Mikcha tue le putois « pour sauver les poules ». Il assassinera ensuite une jeune fille innocente « pour protéger le parti » et finira par être liquidé « pour servir la révolution ».
Ce thème sera repris en mode majeur dans « Chiens et Livres » quand les Pastoureaux justifient le meurtre ou la conversion forcée des juifs en avançant qu'il « suffit d'une âme infidèle pour tous nous priver du paradis comme il suffit d'une brebis galeuse pour contaminer tout le troupeau » et « ne vaut-il pas mieux égorger une brebis galeuse que laisser se contaminer le troupeau entier ? ».
Le parallélisme avec la première nouvelle est renforcé par un probable ajout de
Danilo Kis au texte original (la nouvelle est en grande partie traduite et adaptée d'un texte médiéval trouvé vraisemblablement dans un livre de
Jean Duvernoy « Inquisition à Pamiers ») : deux Juifs disent qu'ils pourraient se convertir « si un jour Jéhovah […] leur prouvait […] que l'âme pêchait moins envers les hommes et les animaux au sein de la nouvelle Loi ». La mention des « animaux » dans cette déclaration est, pour moi, plutôt surprenante et je serais étonné qu'il ne s'agisse pas là d'une modification apportée par l'auteur.
Kis a beaucoup insisté sur la vérité historique des anecdotes qui lui ont servi de matériau de base pour composer le livre. Cette insistance est compréhensible. La véracité des faits est en effet essentielle pour montrer que le sens de l'histoire, « le fatum ou la nécessité historique » nous échappe. Les camps rassemblent les bons, les mauvais et les tièdes, les fidèles serviteurs du parti et les idéalistes comme les opportunistes, les criminels et les meurtriers. L'arbitraire y règne en maitre : Les camps ne sont pas un outil destiné à précipiter l'avènement du paradis socialiste, mais un immense jeu de hasard, une « loterie de Babylone » où les voies qui mènent les hommes sont « lointaines et obscures comme les voies du Seigneur ». La nouvelle centrale du livre, intitulée « le cercle magique des cartes », est justement consacrée au meurtre d'un médecin qui résulte d'une défaite aux cartes.
L'authenticité des anecdotes est importante, dans la mesure où, pour invalider la thèse selon laquelle nous avons accès, d'une manière ou d'une autre, au sens ultime de l'histoire, il faut opposer l'histoire elle-même. Ce sont les faits historiques qui, dans leurs contradictions et leur confusion fondamentales, doivent réfuter la fiction qui voudrait leur donner un sens non-équivoque. Sur ce point, il y a peut-être un contresens à voir dans les personnages des cinq premières nouvelles autant d'êtres « profondément attachés les uns et les autres à leurs croyances », comme l'indique la quatrième de couverture. Les personnages du livre sont des individus broyés par une machine meurtrière, mais cela n'en fait pas pour autant tous des hommes de conviction : Mikcha est une brute, Verschoyle, un romantique naïf, Tchéliousnikov, un exécutant efficace qui ne se pose pas de question et Taube, un homme divisé entre sa ferveur révolutionnaire (ses lunettes) et son savoir médical. Boris Davidovitch Novski est, à la rigueur, le seul des personnages du roman qui mérite l'appellation de « héros », même s'il est moins un héros révolutionnaire qu'un héros tragique. Novski lutte jusqu'au bout pour sauver le sens de l'histoire auquel il a consacré sa vie : il refuse que la signification qu'il a voulu donner à son existence soit dénaturée au prétexte de servir la cause. le combat qu'il mène est inégal, et la ténacité de Novksi aboutit aux sacrifices de plusieurs innocents supplémentaires. Novski, finalement défait, disparait dans la fournaise comme le sens de l'histoire.
La fidélité de
Danilo Kis aux faits historiques est-elle pour autant absolue ? L'auteur lui-même ne le prétend pas. Il affirme que ce qu'il raconte est « vrai » et « a été consigné par des mains honnêtes et des témoignages sûrs ». La première ligne du livre indique cependant que le récit est « né dans le doute et l'incertitude ». Kis multiplie dans les nouvelles les indications de ce genre qui suggère que la vérité ultime se dérobe parce que les documents manquent, mais aussi parce qu'ils peuvent mentir. Cette prudence est cohérente avec l'idée que le sens définitif, absolu des événements historiques échappe en grande partie à la connaissance.
De manière intéressante, Kis commet une erreur de date dans la troisième nouvelle « Les Lions mécaniques ». Il situe la visite d'Edouard Herriot à Kiev durant l'hiver 1934, alors que ce voyage a eu lieu, pour autant que je sache, durant l'été 1933. Il semble que l'erreur remonte en fait au livre de
Karlo Stajner où l'on peut lire au début de l'anecdote qui a servi de base à la nouvelle : « En 1934, Herriot visita l'Union soviétique. » (cité par
Alexandre Prstojevic dans son article « Un certain goût de l'archive (Sur l'obsession documentaire de
Danilo Kis) » qui peut être lu sur internet).
La lecture du récit de Stajner suggère que Kis a pris la décision de situer l'action de sa nouvelle en hiver. Il a profité de la latitude laissée par sa source qui mentionne seulement une année (fausse) pour choisir l'hiver plutôt qu'une autre saison. Kis n'a pas jugé utile de croiser les sources ou de vérifier les dates de Stajner.
On trouve également une autre erreur de date dans « Chiens et livres ». Les événements rapportés dans la nouvelle ont eu lieu en 1320. Mais, Kis choisit de situer la date de l'arrestation de Baruch David Neuman le 23 décembre 1330. Il décale donc de dix ans l'année des évènements. Il n'est pas difficile de deviner la raison de cette modification. Elle apparait clairement dans « la note de l'auteur » qui clôt la nouvelle : elle crée « la concordance des dates d'arrestation de Novski et de Neuman (le même jour fatal du fatal mois de décembre, à six siècles de distance, 1330-1930) ».
Quand on vérifie la date de la comparution du « Juif Baruch » devant Jacques Fournier, Evêque de Pamiers, on s'aperçoit qu'elle s'est en fait passée le 13 juillet 1320. le trucage de la date est complet et ici, contrairement au cas des « Lions mécaniques », n'est pas imputable à une source non-vérifiée. Que faut-il penser de cette manipulation des dates ? Une interprétation possible est que
Danilo Kis a voulu, de manière indirecte, mettre en garde contre la tentation de substituer à une vision de l'histoire conçue comme progrès linéaire, celle d'une histoire qui serait pure illusion et en réalité, fondamentalement, éternelle répétition. le lecteur qui croit au miracle de la coïncidence des dates est prêt à se faire piéger, en récusant la vision hégélienne de l'évolution historique, et à adopter une vision « stoïcienne », autre abstraction qui choisit et réarrange les faits pour donner l'illusion d'accéder au sens définitif de l'histoire.
Une fois que l'on accepte l'idée que Kis, comme un autre, peut « mentir » et « ment » effectivement, il devient possible d'admirer ses trouvailles et d'en chercher le sens poétique.
Le choix de situer la visite d'Edouard Herriot en hiver permet de créer l'image d'un « témoin » hors de son élément et tremblotant de froid. le chef du parti radical est coiffé d'un « béret basque » et a les cheveux taillés en brosse. Alors qu'il écoute les explications de sa guide au sujet des fresques de l'église Sainte-Sophie, il « hoche la tête, tournant et retournant son béret entre ses doigts comme un écolier ». Il n'y a aucune vraisemblance qu'Edouard Herriot ait jamais porté un béret basque durant sa visite en U.R.S.S., d'autant plus que l'action est censée se dérouler en hiver. L'intention satirique est évidente, mais elle est masquée par l'insistance sur l'authenticité du récit qui renvoie « le lecteur soupçonneux et méfiant à la bibliographie déjà mentionnée où il trouvera toutes les preuves nécessaires ». Il s'agit d'une fausse piste : la « bibliographie mentionnée » ne contient qu'une liste d'ouvrages d'Edouard Herriot, dont un seul a un rapport possible avec le récit (Russie Nouvelle) et un article nécrologique du Monde de 1957.
L'ironie de Kis se manifeste dans la manière dont il feint de trouver parfaitement normal une assertion de ce type : « Autant les témoignages cités plus haut suscitent le doute et la méfiance, autant un récit de Tchéliousnikov, ayant trait à Herriot, mérite d'être cité, même si, au premier abord, il semble n'être que le fruit de son imagination. Je le relate ici car il est difficile de mettre en doute sa véracité. Enfin, tout porte à croire que certains récits de Tchéliousnikov, aussi bizarre soient-ils, reposent sur des faits réels. La preuve en est que le récit qui suit fut confirmé par Herriot lui-même, « une intelligence rayonnante » selon les mots de Daladier. »
Il est en fait très difficile de comprendre pourquoi nous devrions croire que la « véracité » du récit de Tchéliousnikov est difficile à mettre en doute si elle semble en même temps être le « fruit de son imagination » et le « lecteur soupçonneux et méfiant » aimerait sans doute savoir ce qui porte exactement à croire que les récits de l'ancien tchékiste « reposent sur des faits réels ». Mais, nous sommes invités à faire confiance à l'auteur et nos soupçons sont renvoyés à la bibliographie (bonne chance). Par ailleurs, les dires de Tchéliousnikov seraient corroborés par Herriot lui-même (ce qui, à l'évidence, est impossible puisque Herriot est supposé avoir été berné par la mise en scène de Tchéliousnikov), Herriot qui était « une intelligence rayonnante » selon… Daladier (l'homme qui a déclaré que la conférence de Munich en 1938 avait été « une conversation franche avec monsieur Hitler et monsieur Mussolini » et une « victoire pour la paix »). Nous devons donc croire un ancien tchékiste parce que ses propos seraient confirmés par Edouard Herriot, qu'un « connaisseur d'hommes » comme Daladier jugeait d'« une intelligence rayonnante ».
Notre croyance dans l'authenticité des faits que rapporte
Danilo Kis, notre confiance dans l'écrivain qui doit être « du côté de la vérité, contre les mensonges du totalitarisme » nous empêche de prendre totalement conscience des contradictions de ce type. Elle recouvre de la certitude du « vrai » toutes les contaminations imaginaires du texte. Nous ne voyons pas bien le petit écolier Herriot car il est dissimulé par la stature du « personnage historique ». Nous pensons être victime d'une hallucination quand Novski, séjournant au sanatorium de Davos ou confronté à un jeune homme dont la peau « sombre et saine » n'est pas encore atteinte par « la pourriture », semble tout d'un coup sortir d'un roman de
Thomas Mann.
Parmi les procédés que Kis emploie pour donner une unité au livre, la « rime de situation » (
Queneau) et le retour des motifs jouent un rôle essentiel. ». Il y a ainsi une analogie frappante entre le putois égorgé que Mikcha accroche cruellement au poulailler dans la première nouvelle et la fin de Verschoyle, dans le récit suivant, qui se retrouve suspendu, nu et la tête en bas, à l'entrée du camp pour décourager les tentatives d'évasion. Mais, la mort de Verschoyle reproduit également « le pendu » du jeu de Tarot et constitue sans doute une allusion à la nouvelle centrale (« le cercle magique des cartes ») comme la mention du fait que Tcheliousnikov (dans la troisième nouvelle) est un « bon joueur de poker et de vingt-et-un ». La rime de situation la plus visible est celle qui unit, par-delà les siècles, Boris Davidovitch Novski et Baruch David Neuman. Elle est mise en évidence par « La note de l'auteur » placée à la fin de « Chiens et livres » comme une indication du procédé.
L'unité du livre en définitive se trouve peut-être là, dans cette perpétuelle contamination du réel par l'imagination, dans cette illusion qu'après tout, nous pouvons avoir accès à la vérité, dans cet abandon du doute et cette confiance aveugle que, nous lecteurs, accordons à « l'Ecrivain » comme d'autres, à « celui en qui il fallait croire ». Cette foi, qui nous fait accepter le béret basque d'Edouard Herriot comme un détail « réaliste », a une parenté suspecte avec celle qui, dans certaines conditions, a fait accepter le meurtre comme un « mal nécessaire ».
Au milieu du doute et de l'incertitude, la seule thèse que l'auteur du livre accepte d'assumer est affirmée deux fois, l'une en son nom propre et l'autre par Baruch David Neuman, qui acquiert ainsi certains titres à être considéré comme le porte-parole de l'auteur. Cette thèse est que « Malgré tout, la souffrance provisoire de l'existence vaut mieux que le vide définitif du néant » (p.75 et 136). Nous sommes incapables d'accéder au sens de l'histoire et, par conséquent, nous ne pouvons pas agir uniquement en vue des fins. Tous les moyens ne sont pas bons et nous ne devons pas transiger avec le commandement « Tu ne tueras point ».