Révélée

Un crayon bien taillé entre de bonnes mains peut se révéler une arme fatale. Au minimum, on peut énucléer quelqu’un, au pire, traverser l’orbite jusqu’au cerveau. J’ai taillé le mien à la perfection. Mais une arme fatale est inutile si elle n’atteint pas sa cible.

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.

Elle devrait faire une marche rapide plutôt qu’un jogging, mais elle a besoin de sentir son corps en lutte. Elle atteint les hautes grilles en fer forgé du cimetière et les franchit en courant. Elle réussit à boucler un tour puis s’arrête, haletante, pliée en deux, les mains sur les genoux. Elle devrait s’étirer, mais elle se sent trop gênée. Elle n’a rien d’une sportive, elle ressemble plutôt à une femme en cavale.

J’ai ouvert une bouteille de vin, mais n’en ai bu qu’un verre. Je ne bois plus beaucoup ces temps-ci : je préfère garder le contrôle de mes pensées. Trop d’alcool les envoie voguer dans la mauvaise direction, comme des enfants en bas âge incontrôlables.

L’adolescence n’a rien d’une partie de plaisir et ma philosophie était de lâcher du lest aux pauvres bougres. Je ne les ai jamais contraints à lire un livre s’ils ne voulaient pas. Un film, un feuilleton, une pièce – là aussi il y a une histoire à suivre, à interpréter, à apprécier.

Elle l’observe, posé à l’envers, encore ouvert, tel qu’elle l’a laissé : ce livre auquel elle s’est fiée. Les premiers chapitres l’ont amadouée et mise en confiance, ils lui ont procuré un sentiment de confort tout en lui laissant deviner le léger frisson à venir, le petit quelque chose qui l’incitait à poursuivre sa lecture, mais sans fournir aucun indice sur ce que le livre réservait. Il l’a appâtée, attirée dans ses pages, toujours plus loin, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle était prise au piège. Alors les mots ont ricoché dans sa tête et claqué dans sa poitrine, les uns après les autres. Comme si toute une file de gens avait sauté devant un train et qu’elle, conductrice impuissante, était incapable d’éviter la collision fatale. Trop tard pour freiner. Impossible de faire machine arrière. Malgré elle, Catherine s’est retrouvée coincée dans les pages du livre.

Il faut un sacré courage, non ? Pour regarder derrière le masque et voir le vrai soi.

Pour être écrivain, pour être un bon écrivain, il faut du cran, il faut être prêt à se mettre à nu.

Catherine retourne à la cuisine et verse le reste de la bouteille dans son verre, puis ouvre la baie vitrée qui donne sur la terrasse. Elle allume une cigarette, et alterne entre une bouffée de tabac et une lampée de vin. Elle pense que ça va la calmer. Mais non. Ça lui met les nerfs à vif. Ça la rend agitée. Elle veut se punir. Et la cigarette fait partie du châtiment, un processus d'autodestruction lent, et le livre en est un autre.