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Critique de un_Riou


Critique dispo en audio - lien tout à la fin

Quand un auteur aussi brillant que Kurt Vonnegut s'attaque à un livre qu'il ne veut pas écrire, plutôt que de le saboter, de proposer un service minimum et de capitaliser sur son nom, il en fait un objet littéraire improbable.

L'idée de base : en 2001 un tremblement de terre temporel renvoie tout le monde 10 ans en arrière, en 1991. Une seconde chance ? Pas vraiment. La décennie revécue le sera à l'identique, le libre arbitre annihilé et l'habitude, le déjà vu, supplantera toute réflexion ou initiative. Pour sortir de cette léthargie mondiale, un héros se dressera contre cette apathie intellectuelle peu commune (ahah) et se fera un devoir de réveiller une humanité endormie. Et quel héros ! Rien de moins que Kilgore Trout, écrivain de science-fiction prolixe et singulier, semi clochard autant par choix que par la force des choses, misanthrope mordant, cynique réaliste, grand original devant l'éternel et alter-ego excentrique de l'auteur.

C'était donc l'idée, avant que Vonnegut en décide autrement.

Dernier livre d'une longue carrière, conscient que ses plus belles oeuvres sont derrières lui (il est l'auteur de 13 romans dont d'Abattoir 5, Nuit Mère et le petit déjeuner des champions sont certainement les plus connus), il fera de Tremblement de temps une conclusion à son héritage. En partant de son idée, Vonnegut retrace le processus de création du livre qui ne verra jamais le jour, les coulisses de l'érection d'une fiction, les pensées en escalier qui nourrissent le sujet, les recherches indispensables à sa matière et le vécu qui, plus long fut-il, plus fort sera dans l'imprégnation de l'oeuvre finale, dans le cisèlement de son âme.

En découle une oeuvre hybride foutrement sautillante, bardée d'humour mordant et rafraîchissant qui oscille entre l'autobiographie d'un auteur tout autant personnage nonchalamment détaché que démiurge gentiment loufoque, suite d'aphorismes d'un écrivain majeur (et trop méconnu) de la littérature américaine dernier dinosaure bien en peine avec la modernité subite, satire drolatique en guise de règlement de compte (ou de comptage de points) avec la vie elle-même et récit fantastique férocement humaniste passé en accéléré dans lequel on ne s'attarde que sur des scènes clés avec les commentaires du réalisateur en prime.

C'est beaucoup en un seul livre et sacrément casse-gueule pour qui ne s'appelle pas Kurt Vonnegut.

Auteur aussi généreux que franc du collier (brut de décoffrage, même), doté de l'humour acide et implacable des témoins de l'horreur humaine à son apogée (rappelons que Vonnegut a été prisonnier de guerre et survivant du bombardement de Dresde pendant la Seconde Guerre Mondiale), il se veut réflexif et aussi fort en gueule que bienveillant. Vonnegut a des opinions, n'est pas timide dans leur présentation et sait, non pas les imposer mais les présenter, produire de la réflexion à grands coups de déclarations ou d'interrogations, avec l'humanité et la légèreté qui sied à tout ce qui est trop grave pour s'appesantir du sérieux que les pisses-froid voudraient compassé.

Mais à qui est destiné ce bouquin ?

Aux fans de l'auteur, sans doute, mais pas que. S'il pioche aisément dans la mythologie Vonnegut et son improbable bestiaire - Kilgore Trout en tête - il le traite avec suffisamment de pédagogie pour ouvrir son monde aux nouveaux venus : à sa fête d'adieux, tout le monde est le bienvenu. Avec générosité et verve gouailleuse, cette mise à nue pas vraiment mélancolique, certainement pas flagellatrice et définitivement non masturbatoire, Vonnegut offre à celui qui s'attaquerait pour la première fois à son oeuvre une complicité bien plus grande encore que pour ceux ayant suivi au fil des ans ses oeuvres, toquades et obsessions disparates.

Seul un auteur exécrant toute linéarité de trame narrative pouvait pondre en guise de conclusion à son univers une introduction à son oeuvre, et vice versa.

Vous l'aurez compris, Kurt Vonnegut comptait parmi ces écrivains américains aussi singuliers que touchant dont la carrière se sera jouée d'une belle idée d'un idéal d'humanité. Qualités trop rares de nos jours, son engagement et son franc parlé, ses visions, jeux de mots et d'esprit ont apporté un vent frais sur la littérature de genre qui ne se veut pas sérieuse et de proximité sur des sujets aussi graves qu'inatteignables. Loin d'être un simple amuseur public ou un sage cynique, Kurt Vonnegut est un agréable compagnon de route aux vues uniques sur le monde. Une force tranquille avec laquelle il est toujours bon faire un bout de chemin.

Je ne peux que vous encourager à vous plonger dans les oeuvres de cet auteur, qui, je ne vais pas le cacher, est de loin mon préféré. Si vous êtes hésitants, je vous enjoins a aller écouter l'épisode 5 que j'avais consacré à Nuit Mère, l'un de ses plus grands (et adapté au cinéma avec Nick Nolte dans un bel uniforme Nazi). Si le rire qui fait réfléchir chatouille à coup sûr votre intérêt, enchaînez sur les épisodes 3 et 4 consacrés aux trublions Tom Robbins et Luke Rhinehart, puis prenez le 9 en dessert pour finir en beauté avec le regretté John Kennedy Toole. Il y a là de quoi se décrocher la mâchoire, se mettre des paillettes dans les yeux et s'armer de volonté pour affronter notre monde.

Je rembourse si vos mâchoires ne se desserrent.
Lien : https://anchor.fm/aymeri-sut..
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