Citations sur Nos vies (90)
La capacité de recommencement des femmes, et des hommes parfois, me terrasse, et m’émeut. C’est là, c’est donné, il suffit de regarder et d’écouter. Les femmes surtout, certaines, comme elles sont vaillantes, comme elles veulent y croire, et paient de leur personne, de tout leur corps qui fabrique les enfants, et les nourrit ; et elles se penchent, vêtent, nouent les écharpes, ajustent les manteaux, consolent vérifient admonestent caressent, ça ne finit pas. Comme elles sont dévorées et y consentent ou n’y consentent pas ou n’y consentent plus mais peuvent encore, font encore, parce qu’il le faut et que quelque chose en elles résiste, continue. C’est chaque jour et au bout des jours ça fait une vie.
L’homme n’a jamais beaucoup parlé ni compris ce besoin que les femmes ont, souvent, pas toutes les femmes mais presque toutes, de mettre des paroles sur les moments, sur les choses et sur les gens, entre eux, à leur propos, de dire pourquoi et de dire comment, de justifier et d’expliquer, de raconter, de remonter aux sources, de comprendre, de juger, de condamner, d’absoudre, de pardonner, d’éreinter les phrases et les mots, toujours les mêmes phrases et les mêmes mots.
Il aimait les mots fou, folle, folie, s’affoler, follement, toute cette famille d’allumés que la psychiatrie officielle était en train de ravaler au rayon des insuffisants notoires et autres caricaturaux mal embouchés ; il les aimait pour le souffle, pour l’élan, pour l’éclat cru, parce qu’ils sont dansants et disent les choses et sont francs du collier ; fou était son préféré pour l’arrondi des lèvres qu’il suppose, comme un baiser tendre.
Je ne crois en rien, nous sommes seuls et nous ne serons pas secourus, mais j'aime les églises alanguies dans le creux des après-midi. Je ne parle pas des cathédrales orgueilleuses ni des basiliques perchées, ni de la Madeleine ni de Saint-Germain-des-Prés, ni de Saint-Etienne-du-Mont ni de Saint-Sulpice, je parle des églises sans qualité, des églises de semaine, assoupies, à peine frottées de catéchèse par des dames de bonne volonté que chapeaute de loin un prêtre encore jeune, expéditif et souriant. Même dans les villes, même à Paris, à l'heure du goûter, la trépidance ordinaire reflue dans le ventre des modestes églises de quartier ; la température y est à peu près constante, la lumière aussi, le temps s'y oublie, on y berce à bas bruit des douleurs irrémédiables, personne ne demande rien à personne, le confessionnel est vide, les araignées s'affairent, ça sent la poussière froide.
Isabelle disait que le chant réparait, et consolait de tout parce qu’il montait du ventre pour se mélanger à l’air, à la lumière, à d’autres voix, à la musique ; elle disait que le chant inventait de la joie.
Il faut que la jeunesse rie, elle soulignait cet adage de son index droit pointé, et appuyait sciemment sur le "e" final du verbe rire. Quand elle me faisait réciter mes conjugaisons, à l'école primaire, elle choisissait toujours des verbes joyeux, nous les appelions les joyaux de la couronne, récite-moi un joyeux joyau du troisième groupe Jeanne, et détache bien les lettres que je vois si c'est su ; nous avions des favoris, revivre, comprendre, résoudre, elle détestait conquérir et moudre ou traire, mais rire était notre préféré. Nous avions beaucoup ri avec Karim ; en cela aussi nous avions été jeunes. Aujourd'hui, dans le métro, dans le bus, ou dans la rue, ici dans l'avenue, devant le collège Courteline, il m'arrive encore de surprendre ces rires irrépressibles, cascadés, qui secouent à l'unisson et rassemblent une grappe mouvante de filles ou de garçons oublieux du monde sous le regard interrogateur, furibard, effaré des autres, des adultes, des vieux, des gens, des tristes, des assis, des rassis.
Il y a de la douceur dans les routines qui font passer le temps, les douleurs, et la vie.
".....ses seins qui avaient surgi l’année précédente, en quelques mois.Et aussitôt le regard aimanté des mâles, tous, les vieux les jeunes, les possibles et les impossibles, les longs maigres et les courts suiffés, les très ordinaires qui n’oseront pas et les très remarquables qui vous foudroient d’un œil souverain, tous, confinés dans leur viande et nantis du fatidique instrument."
Gordana ne croise pas les jambes, la position deviendrait intenable. Elle se tient droite, la blouse, courte rouge gansée de blanc, ouverte sur ces cuisses efficaces. Et que dire des seins. La blouse fermée n'y suffirait pas. Ils abondent. Ils échappent à l'entendement ; ni chastes ni turgescents ; on ne saurait les qualifier, ni les contenir, ni les résumer. Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne nous épargnent rien, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n'ont aucun respect ni aucune éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance. On se tient devant eux, on voudrait penser aux produits, faire les gestes dans l'ordre, sortir déposer ranger, vider remplir, la carte le code. On s'efforce on se rassemble on s'applique, tous, plus ou moins, femmes et hommes, vieux et jeunes et moyennâgés ; mais ça traverse, ça suinte, c'est organique. C'est une lueur tenace et nacrée qui sourdrait à travers les tissus, émanerait, envers et contre tout, de cette chair inouïe, inimaginable et parfaitement tiède, opalescente et suave, dense et moelleuse.
Il y a de la douceur dans les routines qui font passer le temps, les douleurs, et la vie, les gestes du matin, par exemple, les premiers au sortir du lit, la radio en sourdine la ceinture du peignoir le rond bleu du gaz sous la casserole le capiton usé des pantoufles les cheveux que l'on démêle avec les doigts, les gestes du matin font entrer dans les jours, ils ordonnent le monde, ils manquent si quelque chose les empêche, on est dérangé, et ils sont plus que tous les autres difficiles à partager.