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Critique de berni_29


Une fois n'est pas coutume, je ne vais pas aujourd'hui vous évoquer une fiction. Pour autant, il s'agit d'un sujet qui me touche au coeur et au ventre.
Ukrainiens est un ouvrage très bien fait qui entreprend une plongée dans l'histoire, la culture, les dynamiques profondes de la vie politique, économique et sociale de l'Ukraine.
À la faveur d'une récente masse critique, j'ai coché une seule case, c'était celui-ci ou rien d'autre et ce livre m'est parvenu comme un cadeau, l'occasion de mieux connaître ce peuple auquel je me suis attaché depuis quelques années. La guerre toute récente déclarée par la Fédération de Russie contre l'Ukraine rajoute une charge émotionnelle et je vais essayer de poser comme je le pourrai les mots que cette lecture aura suscités.
Poser un ressenti sur un livre de non-fiction, sous la forme d'un reportage, n'est pas un exercice aisé. Je vais le faire sous la forme d'un billet d'étonnement, une sorte de pas de côté. Car je suis entré dans ce livre avec mes croyances, représentations, certitudes sur le sujet. Certaines auront été ébranlées, d'autres au contraire auront été confortées.
Ukrainiens appartient à une collection que je découvre par la même occasion, Lignes de vie d'un peuple, une collection nourrie d'enquêtes où un peuple exprime aujourd'hui sa mémoire, ses valeurs son imaginaire, sa créativité.
Cet opus consacré aux Ukrainiens, on le doit à Sophie Lambroschini, journaliste ayant vécu plus de vingt ans entre Moscou et Kiev. Autant dire qu'elle connaît bien son sujet, grâce à son immersion dans ce pays.
Il sort ou ressort dans le contexte terrible que nous connaissons depuis quelques mois, précisément aux portes de l'Europe, car il a été écrit entre le printemps 2014 et 2016. Une préface rajoutée tout récemment permet simplement de nous avertir que le propos du livre le place en retrait de l'actualité et de l'invasion russe à grande échelle du 24 février 2022 qui a déclenché le plus grand conflit armé en Europe depuis la Seconde Guerre Mondiale. En retrait ? Je ne dirai pas tout à fait cela car cet ouvrage donne aussi quelques clefs de lecture sur les enjeux de ce conflit, sa genèse et le récit narratif offert par Poutine pour justifier cette barbarie sans nom qu'il qualifie depuis toujours non pas de guerre mais d'opération spéciale, afin de ne pas affoler les mamans russes qui voient leurs gosses partir à la boucherie et parfois ne pas revenir ou bien allongés dans des caisses en bois. Ben voyons !
Ukrainiens, peuple de contraste, peuple multiple, forgé dans sa diversité et ses fractures, déchiré entre l'Est et l'Ouest. Je l'avais un peu senti comme ça au doigt mouillé, mais là la démonstration est claire, s'appuyant tout simplement sur L Histoire...
Même les étymologies se battent entre elles pour dire ce que sont les Ukrainiens ! C'est dire... Peuple des « confins » ou « au centre » des terre...
Un certain 27 décembre 2014, je débarquais pour la première fois en terre ukrainienne, précisément à Kiev. Dès le lendemain, la femme que j'allais épouser quelques années plus tard m'entraîna sur Maïdan Nezalejnosti, la place Maïdan, la place de l'Indépendance, l'esplanade centrale de Kiev, celle où tout le pays converge à chaque coup chaud... j'y découvrais 109 photos dressées tout autour de la place, des résistants abattus comme des lapins par les snipers russes depuis le toit d'un des grands hôtels qui dominaient la place, l'Hôtel Ukraine, un certain 18 février 2014, lors de la fameuse révolution du Maïdan... Sous chaque photo, des bougies étaient régulièrement allumées. Des femmes pleuraient ici encore, des mères, des soeurs, des épouses... Les larmes me sont venues en imaginant cette résistance d'un peuple si proche géographiquement de nous en 2014 renversant le Président Viktor Ianoukovytch inféodé au pouvoir russe, les larmes me sont venues devant la photo du plus jeune, 17 ans, et du plus ancien, 79 ans... Je croyais entendre à cet instant-là leurs voix, des cris, le bruit des balles, j'ai alors compris que derrière ce pays il y avait une nation incroyable, éprise de solidarité et de résilience. Aussi, la fabuleuse résistance démontrée lors de l'invasion russe pour laquelle Poutine pensait que quelques jours suffiraient pour renverser Volodymyr Zelensky ne m'étonna guère.
Le lendemain, poursuite de la visite de Kiev sur un autre lieu ô combien chargé d'émotions, le mémorial consacré à l'Holodomor. Je fus stupéfait de découvrir cet événement que j'ignorais totalement, les livres d'Histoire ne l'évoquent pas, semble-t-il. Sophie Lambroschini en parle admirablement bien. Il s'agit d'une famine que l'on peut aisément qualifier de génocide , organisée entre 1932 et 1933 par Staline, - vous savez ce type qui ressemblait à Groucho Marx mais en moins gentil, pour mettre à genou la paysannerie ukrainienne qui n'était pas suffisamment coopérante à ses yeux à l'égard du régime soviétique. Selon les estimations, cette tragédie fit entre 2,6 et 5 millions de morts. Toujours le même Staline, - décidément, vida la Crimée du peuple Tatare qu'il expédia dans les camps de Sibérie et remit à la place, des gens plus sympathiques à ses yeux, russophones pour ne pas dire russophiles. Dans le Donbass dont on entend aujourd'hui l'écho, il fit à peu près la même chose à la différence qu'il repeupla ce territoire vidé à l'époque de sa population par une autre sans doute moins vertueuse et bienveillante, vidant quelques prisons russes gorgées de malfrats et voyous en tous genre pour leur offrir une chance de rebondir dans une nouvelle existence. Quel généreux homme, ce Staline ! le Donbass actuel repose sur ce beau magma qui n'a jamais voulu se fondre dans le reste du peuple ukrainien, d'une région à l'autre ces deux franges de la population ukrainienne n'ont jamais cessé de se regarder en chiens de faïence, les Ukrainiens occidentaux depuis longtemps considèrent que le Donbass est une sorte de prison à ciel ouvert où tous les mauvais genres de la terre sont venus se poser et se reproduire entre eux, créant de nouvelles générations dégénérées, expliquant les raisons pour lesquelles le Donbass ne s'est jamais réellement intégré à l'ensemble du reste du pays et leur choix politique. Je dis cela non pas avec mes mots mais avec ceux que j'ai entendus dès mes premiers voyages à Kiev et je dois vous avouer que cette vision caricaturale m'avait choqué. Je ne saurai dire quelle est la part de vérité. Cependant, tout ceci démontre que les maux et les déchirures de ce peuple prennent sans doute leur source à l'époque de Staline et dans sa manière de gérer l'emprise de l'Ukraine sous la coupe soviétique...
Autre étonnement : Alexandre Soljenitsyne. Oui vous avez, ce type avec sa grande barbe de druide qui venait parfois chez Pivot le vendredi soir. Moi je le trouvais sympa, tout le monde d'ailleurs, vous imaginez, il était un dissident du régime soviétique. J'ai toujours eu tendance à apprécier la parole des dissidents. Mais voilà que j'apprends ici que Soljenitsyne, rêvant déjà de la fin du régime soviétique, prônait cependant la construction de la Grande Russie, rassemblant avec la Fédération de Russie actuelle, la Géorgie, l'Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, et pourquoi pas dans l'élan la Pologne. En fait Soljenitsyne ne disait rien d'autre que ce que dit aujourd'hui Poutine...
À propos d'écrivains ukrainiens, Sophie Lambroschini n'oublie pas de nous citer Andreï Kourkov, un écrivain très apprécié dans la communauté Babelio, lui offrant d'ailleurs la parole sur le thème sensible de l'expression de la langue russe en Ukraine. Et petite touche d'émotion, dans le panthéon des écrivains qu'elle cite, comment ne pas évoquer Irène Némirovsky, certes d'origine russe, mais née à Kiev ?
Puis vint dans ma lecture un chapitre consacré aux femmes ukrainiennes. Oui, je vous vois venir. Eh bien, ne comptez pas sur moi pour déroger à ma règle de lecture : pas d'émotions, on se calme... Il est dit dans cet ouvrage que les femmes ukrainiennes ont une image reposant sur des clichés à la fois contrastés et donnant une image fausse. J'ai aimé ce chapitre consacré cependant à la question féministe. Sophie Lambroschini évoque avec humour l'image de la poupée Barbie, j'ai imaginé que la femme ukrainienne était cela dans la représentation universelle et mondiale.
Bien sûr, deux images médiatiques fortes nous saisissent. Tout d'abord Ioulia Tymochenko, femme politique au premier plan avec une image de sorte de passionaria proche de l'icône, d'un autre côté les Femen et leurs seins nus peinturlurés, emblème d'un féminisme radical, dont je découvre ici qu'elles étaient en fait des marionnettes instrumentalisées par un homme dont on ignore encore aujourd'hui l'identité. Là aussi j'ai découvert cette information alors que je pensais qu'elles étaient des militantes indépendantes.
Je sais que sur les questions féministes l'Ukraine est divisée en considérant qu'il existe encore une frange très traditionnelle ancrée dans le pays tandis que l'élan produit par cette toute jeune démocratie développe des envies magnifiques d'émancipation. Ne serait-ce que sur le plan politique et, s'agissant de la représentativité des femmes ukrainiennes dans les ministères et au sein de leur Parlement, l'Ukraine a beaucoup de choses à nous apprendre...
À travers leur Histoire, leur culture, leur vie quotidienne, Sophie Lambroschini fait ici un portrait sensible des Ukrainiens, qui m'a aidé à comprendre les mentalités qui ont forgé ce peuple très composite.
Je m'aperçois que je n'ai pas parlé de la langue. Sophie Lambroschini évoque amplement ce sujet. Les Ukrainiens parlent le Russe et l'Ukrainien, qui est une vraie langue, comme le breton, je dis ça, hein... Je dis ça surtout car avec mon épouse, nous avons eu à ce sujet un échange légèrement tendu le week-end dernier. Etant née à Kharkiv sous le régime soviétique, habitant plus tard à Kiev où toutes les anciennes capitales soviétiques ont continué de parler russe. Je lui ai demandé pourquoi elle ne parlait pas désormais l'ukrainien, surtout dans le contexte actuel. J'ai regretté ma question qui lui faisait mal.
Pour finir par une note exotique, j'ai eu le plaisir de voyager dans un vieux train poussif hérité de l'ère soviétique entre Lviv et les Carpates. Trois heures de retard à l'arrivée ! Comme c'est beau l'imprévu de ce pays qui continue de m'étonner.
Je remercie Sophie Lambroschini mais aussi sa maison d'éditions et Babelio dans le cadre de cette Masse Critique pour cette invitation à ce voyage magnifique.
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