J’étais un homme des mûrissements longs, je n’avais pas peur de l’écoulement du temps, quelque chose m’assurait que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa deuxième moitié.
Ainsi, je ne voulais pas aller en Pologne. J'y débarquai plein d'arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m'en passer et de revenir rapidement à mes anciens tricots. En vérité, j'étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années de lecture, d'enquêtes, de tournages même (Suchomel), qui avaient précédé, j'étais une bombe inoffensive: le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu, j'explosai cet après-midi là avec une violence insoupçonnée et dévastatrice. Comment le dire autrement ? Treblinka devint vrai, le passage du mythe au réel s'opéra en un fulgurant éclair, la rencontre d'un nom et d'un lieu fit de mon savoir table rase, me contraignant à tout reprendre à zéro, à envisager d'une façon radicalement autre ce qui m'avait occupé jusque là, à bousculer ce qui était apparu le plus certain et par dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l'extermination, la place qui lui revenait, primordiale. Treblinka devint si vrai qu'il ne souffrit plus d'attendre, une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserai désormais de vivre, s'empara de moi, il fallait tourner, tourner au plus tôt, j'en reçus, ce jour-là, le mandat.
Le temps est l'organe du démenti.
(Ce) monde étrange et lugubre qui est le nôtre aujourd’hui, où l’inhumaine indifférence de l’homme pour l’homme semble un fait de nature, accepté comme tel, où le rejet des faibles dans les oubliettes de l’Histoire parait aller de soi.
Pourtant, le lobby polonais disposait, sans que, dans ma frivolité, je m'en sois avisé, d'une artillerie lourde. Comparé à cette puissance de feu, le lobby juif ne semblait capable que d'escarmouches."p.513