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Critique de fbalestas


Trois temps. Trois temps de la vie d'une fille, d'une jeune fille, d'une femme.

Laurence Baraqué nait dans une famille à Rouen, en 1959, une famille bourgeoise protestante traditionnelle, dans laquelle une grande soeur est déjà présente, mais sans garçon – un drame pour le père.
« C'est une fille ». La phrase revient comme un leitmotiv, et la phrase s'adresse à un « tu » qui nous fait sentir tout de suite de quoi on parle.
« On te pose sur le ventre de ta mère, coucou, fait ton père au vu de la vulve indéniable. Tu vagis. Machinal, il se fend d'un sourire puis recule. Tu ne couines pas, tu brailles, tu t'époumones, quel coffre, pour le coupe, à l'oreille on ne ferait pas la différence ».

Etre une fille dans les années 60, c'est se conformer à une façon de vivre en vigueur en province : on respecte le père, on s'exprime peu, on va à l'école de filles, et on fait attention à ne pas tomber enceinte.
Et puis il y a cet oncle et cette scène que je ne décrirai pas ici – « à l'époque on ne parle de viol » dit Camille Laurens dans une interview au Magazine LIRE, « mais de tripotage, de pelotage, on minimise en disant que ce n'est pas bien méchant ». Et pourtant n'est-ce pas un traumatisme, pour cette adolescente qui se construit ?

Et puis Laurence va grandir, devenir mère à son tour dans les années 1990.
Mais rien ne va se passer comme ça devrait, et le récit de l'accouchement désastreux est un vrai morceau de choix. Je garde en mémoire, bien après avoir refermé ces pages, le souvenir de cette mère, qui vient de perdre son fils, à qui personne ne s'adresse : on console le mari qui pleure, on rassure l'horrible médecin accoucheur qui a cumulé les erreurs, mais elle, on ne lui dit rien. Pas de prise en charge psychologique, pas de mère consolante. Rien.
Rien que ce médecin accoucheur qui va coudre « le point du mari », oubliant même de vérifier l'essentiel : si le placenta a bien été expulsé. Laurence aurait pu y passer.

Dans la troisième partie du récit, Laurence Baraqué a enfin un enfant – une fille, bien sûr. Elle s'appelle Alice, et elle grandit dans un contexte de couple divorcé, puisque très vite Laurence comprend que son mari n'est pas l'homme qui pourra l'épanouir complètement.
Mais c'est cette fille qui redonne espoir au récit : elle est vive, têtue, préfère s'appeler « Monsieur Bricolage » que Alice, se faire offrir des costumes de cow-boy, et accentue son caractère pendant l'adolescence. Une belle consolation pour sa mère, qu'on surprendra tout de même en pleine expression de culpabilité à la fin – mais on n'en dira pas plus, pour ne pas gâcher le plaisir des futurs lecteurs.

Camille Laurens explore donc le thème du féminisme à travers la vie d'une femme, une histoire banale, mais qui la rend universelle. L'autrice explique avoir voulu faire « une sort d'état des lieux de la question sur une soixantaine d'années » - sujet qui a ressurgi massivement lors de l'émergence du mouvement MeToo.

Et puis il y a surtout l'écriture. Avec une attention toute particulière au vocabulaire et au choix des mots, c'est une écriture pleine de finesse qui rend le récit très harmonieux. Même les scènes les plus douloureuses sont contrebalancées par des respirations où l'autrice s'interroge sur le langage, comme ce terme de « Garce » qui était au départ l'antonyme de « Garçon » et qui est devenu bien péjoratif. « J'ai la passion du dictionnaire, des différents sens de la langue, des couches de langage, cette espèce de sédimentation au fil des siècles, et puis selon les milieux sociaux, les générations » dit encore l'autrice.

On songe aussi à Annie Ernaux, et son roman « les Années », que j'avais chroniqué en 2011.

Avec ce très beau portrait d'une femme à cheval sur le 20ème et le 21ème siècle, ce récit est aussi un roman d'apprentissage, mais à l'envers, puisqu'au final c'est sa fille Alice qui va éveiller sa mère à toutes ses questions de féminisme.

Pour conclure Camille Laurens boucle la boucle après la phrase initiale, où l'on comprenait la déception à la naissance d'une fille, pour finir sur cette phrase qu'on retiendra : « Tu as raison, ma chérie, ai-je dit, c'est merveilleux, une fille. »
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