Une fresque telle que
l'Enéide ne peut que laisser des espaces vacants, dont d'autres auteurs peuvent s'emparer.
C'est ce qu'
Ursula le Guin fait de manière magistrale :
Lavinia n'était que quelques vers, qu'un nom, qu'une épouse rougissante et timide qui offrait en dot le Latium au héros, enfin arrivé au bout de ses peines.
Ursula le Guin lui offre une voix, une personnalité, une âme. Elle retrace ce qu'a pu être son quotidien, et narre l'arrivée d'Enée, qui a bouleversé la vie de la princesse autant que le Latium. Elle précise le destin d'un personnage ébauché, jamais achevé - à dessein ou non, car
Virgile n'a jamais terminé son poème, et souhaitais qu'il fût brûlé.
J'ai particulièrement apprécié le style poétique, empreint d'une religiosité immémoriale : pour décrire une époque où tout est sacré - les forêts, les arbres, les sources, les fleuves, le sel -
Ursula le Guin pare son récit d'une sacralité ancienne et épurée. Epurée comme les personnages -
Lavinia, mais aussi Enée, Latinus, Ascanius, Turnus et les autres - qui existent pleinement par leur force et leur sobriété.
Et surtout, j'ai aimé le dialogue de
Lavinia et de son poète.
Lavinia rencontre
Virgile sous forme de présage nocturne dans une forêt sacrée : s'ensuit une discussion du créateur et de la création : le poète reconnait alors qu'elle est bien plus que ce qu'il avait prévu qu'elle soit, et
Lavinia reconnait qu'elle n'est qu'un être de papier, de papyrus ou de parchemin (rayez la mention inutile).
Ce roman éveille les échos d'un poème trop souvent mis de côté, et pose également la question de la création qui survit, même de manière ténue et infime (aussi ténue et infime que le cri d'une chouette dans la nuit des forêts latines), à son créateur. Et cette survie permet à d'autres auteurs de s'en emparer et de renforcer la création : c'est comme cela que naissent les mythes, après tout...
Mon gros coup de coeur de ce début d'année.