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Critique de Bdotaku


Le tandem de l'inclassable et intrigant « L'homme Gribouillé » : le parisien Serge Lehman, maître es-étrange, et l'éclectique dessinateur suisse Frederik Peeters se reforme pour nous concocter une nouvelle aventure intitulée « Saint-Elme » dont le premier tome « la vache brûlée » vient de paraître aux éditions Delcourt. Ce premier volet, s'il reprend les codes du polar, lorgne également du côté de séries télévisuelles plus décalées telles « Fargo » ou « Twin Peaks » en nous présentant une petite ville isolée, ses habitants surprenants et ses secrets enfouis en l'accommodant d'une pointe d'humour très franco-suisse mais la situe dans un cadre européen et familier. Ils nous proposent ainsi une ouverture grandiose pour ce qui s'annonce être une pentalogie.
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Un privé, Franck Sangaré, débarque à Saint-Elme, une petite bourgade de montagne réputée pour son eau de source, car il a été engagé par une mère éplorée pour retrouver la trace d'un jeune bourgeois fugueur de la vallée qu'on aurait aperçu dans cette ville thermale. L'énigmatique madame Dombre l'accueille. Elle connaît bien le coin, c'est elle qui va l'épauler sur cette affaire. Cette enquête devrait être rondement menée car le duo apprend rapidement que le jeune homme a ses habitudes dans une boîte de nuit, « le Mirage », où il deale avec un certain Red Dog… Mais voilà comme le répètent les habitants « Ici, c'est spécial » et les choses à Saint Elme ne se passent jamais comme prévu …
D'emblée le lecteur se trouve ainsi surpris par une longue première séquence qui ne semble pas se rattacher au reste du récit. On peut rapidement dégager trois arcs narratifs cependant : l'enquête policière de Sangaré et Dombre, une histoire de rapt d'enfant et une saga familiale celle des Sax, famille dysfonctionnelle mafieuse et puissante qui a mis la ville sous sa coupe. A cela s'ajoute toute une galerie de personnages mystérieux qui ne devraient pas manquer d'avoir un rôle à jouer dans les prochains opus : Paco un berge mutilé, Romane une jeune touriste fascinée par celui-ci, un affable aubergiste qui remet au goût du jour des traditions bizarres (dont celle qui donne son titre au volume) et j'oubliais bien sur une invasion de grenouilles ….
Ce dernier détail, qui peut avoir une valeur symbolique (l'invasion de grenouilles accompagnait celle des sauterelles et des taons dans l'épisode biblique des dix plaies d'Egypte) fait basculer le polar classique dans l'étrange et le décalé en lui conférant une originalité. Ce détail paraît d'autant plus frappant (et même parfois comique) au lecteur que le cadre est très réaliste. Si l'on retrouve sans peine dans la ville inventée de Saint-Elme le cadre géographique dans lequel vit le dessinateur et les paysages grandioses du sud des Alpes, l'épisode des batraciens lui confère une dimension mythologique. Il alerte sur un aspect de parabole qui sera sans doute détaillé dans les tomes à venir. Saint-Elme ça peut être l'alliance contre nature de l'eau et du feu …et l'annonce de la foudre qui va s'abattre comme les feux du même nom.
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Le glissement vers le fantastique se poursuit aussi avec l'utilisation particulièrement tranchée des couleurs. Frederik Peeters a souvent dit qu'il n'aimait pas se répéter et qu'il changeait de style à chaque nouvelle oeuvre pour ne pas s'ennuyer ni lasser son lecteur. Et là il pousse l'exploration stylistique très loin ! On a immédiatement un choc visuel : les planches sont en aplats de couleurs flashy sans effets de volume ni de dégradés et ceux-ci rehaussent les noirs profonds de l'encrage. Cela crée à la fois une impression de malaise et d'irréel. La palette de couleurs psychédéliques est très antinaturaliste et vient amoindrir la précision réaliste du cadre et de l'enquête de ce polar très noir. Deux ambiances colorées dominent : l'ambiance nocturne mise en place dès la couverture et la première séquence où dominent le rouge, le bleu et le violet parfois striés d'un vert pomme figurant une lumière au néon et une ambiance diurne : celle de la lumière hivernale qui baigne la ville dans un camaïeu de jaune orangé et d'ombres mauves.
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Nous sommes donc déconcertés, joués et bousculés. le rythme est conféré par une savante alternance entre grandes vignettes muettes qui font office de pause narrative et plantent le décor et gaufriers serrés voire éclatés dans les moments d'action. Les angles de prise de vue sont étonnants parfois (certaines scènes ne sont perçues qu'en reflet dans un rétroviseur ou le galbe d'une ampoule par exemple ) et toujours recherchés. le découpage est ciselé et Peeters joue sa partition avec maestria, les dialogues de Lehman sont percutants et réduits au strict nécessaire ; on rit parfois, on s'interroge souvent …. Mais on plonge sans hésiter dans ce monde glauque et interlope … Et on en redemande !
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Ce premier opus se referme sur une cascade de cliffhangers. C'est peu dire que nous sommes bien « ferrés » et qu'il nous tarde de découvrir la suite de cet étrange récit choral afin de voir comment les différents arcs narratifs vont se rejoindre, comment seront exploités des personnages dont on pressent l'importance, et comment l'intrigue se dénouera. L'attente ne sera pas bien longue puisque le deuxième tome de "Saint-Elme", intitulé "L'avenir de la famille" est annoncé pour le 12 janvier 2022.

Je remercie Babelio et les éditions Delcourt de m'avoir permis de découvrir et de savourer cet album dans le cadre d'une masse critique privilégiée.
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