Son tempérament exacerbe la fatigue. La pression l'affole, sa sensibilité exige calme et tranquillité. Toute la journée, dans la maison de couture, il fait bonne figure. Le soir, lorsqu'il rentre du studio, il laisse la douleur le submerger et sanglote, convulsé dans les coussins du canapé comme dans un cocon. Terrifié par ses responsabilités, il craint de n'avoir plus rien à offrir.
De tous les Mathieu Saint Laurent, la benjamine est la plus fidèle à ses racines algériennes. Comme vingt-trois mille abonnés, elle lit l'Echo de l'Oranie, un mensuel de la communauté. Brigitte passe une partie de l'année à Toulon, au bord de la Méditerranée. Sous la blondeur hâlée et les éclats de rire, la blessure ne guérit pas. Comme beaucoup de pieds-noirs qui attendent encore la vérité sur les massacres du 5 juillet 1962, révoltés que l'armée française ait reçu l'ordre de les abandonner, elle n'a jamais commencé son deuil. Elle est encore la gamine au coeur broyé qui débarque au Havre le 14 juillet 1962 au milieu du feu d'artifice. Rapatriée: revenir vers sa patrie. Une patrie indéfférente, sinon hostile à ces Français d'Algérie, responsables eux aussi de massacres.
"Yves, pendant des années, n'a plus parlé de l'Algérie."
Il a choisi le silence mais que pensait-il au fond de lui-même?
"Jusqu'à la fin, l'Algérie est restée dans son coeur. Il a attendu la mort de papa, le 8 novembre 1988, pour me questionner sans relâche."