Il s'agit du premier tome de la relance du personnage Bloodshot en 2015. C'est un personnage créé en 1992 par Kevin VanHook et Yvel Guichet, voir Valiant Masters: Bloodshot Volume 1 - Blood of the Machine (VO). Lors du retour aux affaires de l'éditeur Valiant, il a bénéficié d'un redémarrage à zéro, à commencer par Setting the World on fire (VO) écrite par
Duane Swierczynski, série débutée en 2012. En 2014, l'éditeur Valiant a commandité une minisérie permettant un redémarrage du personnage :
The Valiant de
Jeff Lemire,
Matt Kindt et
Paolo Rivera. le présent tome fait donc suite à cette minisérie. Il comprend les épisodes 1 à 5 de la série suivante, initialement parus en 2015, écrits par
Jeff Lemire, dessinés et encrés par
Mico Suayan pour les épisodes 1 à 4, et par
Raul Allen pour l'épisode 5.
Qui était Bloodshot ? Des yeux rouges, une peau blanche, des tas de flingues et des nanites dans le sang qui lui permettaient de guérir de tout, mais qui le plaçait également sous le contrôle d'une entreprise appelée Projet Rising Spirit. Kay McHenry (la géomancienne) a expulsé les nanites du sang de cet individu. de nos jours, Ray Garrison travaille comme homme à tout faire dans un motel du Colorado, dans la région de Red River, employé par Gene Tremont. Cette dernière a également en charge son petit-fils Toby. le soir, Garrison a pris l'habitude de s'anesthésier en abusant de boissons alcoolisées pour éloigner les souvenirs de son ancienne vie. Ça ne suffit pas pour l'empêcher de voir Kay McHenry dans sa chambre, puis une sorte de diablotin évoquant une réplique miniature de Bloodshot et se faisant appeler Bloodsquirt.
En fait tout n'est pas rose pour Ray Garrison. Il est satisfait d'être débarrassé des nanites, et de ne plus être l'instrument non consentant de Projet Rising Spirit. Par contre, il n'arrive pas à se résoudre à ouvrir le dossier remis par les représentants du Projet et contenant son fichier personnel. Il ne veut pas affronter la découverte de sa vie passée. Pire encore, un soir la télé montre des images d'une tuerie dans le Colorado. Un individu est entré dans un cinéma à Broomfield et a ouvert le feu sur les spectateurs. Il s'était teint la peau en blanc et arborait un rond rouge sur la poitrine. La police patauge, malgré la participation de l'agent spécial Diane Festival, avec l'aide de l'agent Daniel Hoyt. Ray Garrison ne peut pas rester les bras croisés et ignorer cette tuerie.
Il est indispensable d'avoir lu le crossover
The Valiant avant d'entamer cette nouvelle série, pour comprendre qui est cette Kay McHenry et dans quel état se trouve Ray Garrison. Sous cette réserve, le lecteur entame sa lecture sans trop savoir ce qu'il va découvrir, mais en comprenant les références à un état antérieur du personnage. En surface, Bloodshot ressemble à une variation du Punisher (un monsieur pas commode avec des flingues qui dézingue tout ce qui bouge), avec une apparence idiote (peau blanche et cercle rouge sur la poitrine) qui le rend reconnaissable du premier coup d'oeil (pas pratique pour des missions discrètes). En plus, cette nanotechnologie présente dans son corps lui permet de récupérer de ses blessures en un temps record, ce qui a tendance à le rendre invincible et à tuer le suspense dans l'oeuf puisque de toute façon il s'en remettra. Pourtant ce premier tome de cette nouvelle mouture du personnage jouit d'une excellente réputation.
En scénariste chevronné,
Jeff Lemire fait exprès de ne pas donner au lecteur ce qu'il attend. Il ouvre même son récit de manière très sarcastique. Au travers du résumé (en 4 pages), il dépeint Bloodshot comme une caricature de mec avec des gros flingues, pendant les 3 premières pages. Il prend le lecteur à contrepied en décriant le personnage avec ses propres arguments. Par la suite, il colle au personnage de Bloodshot (ou plutôt de Ray Garrison), en insérant quelques cellules de texte avec son flux de pensée, mais avec parcimonie. Garrison n'est pas de toutes les prises de vue, certaines sont consacrées aux enquêteurs. Mais il reste le point focal du récit, le scénariste donnant ainsi au lecteur, un récit centré sur le personnage. L'enjeu du récit devient donc de savoir comment Garrison va se retrouver associé avec Bloodshot, s'il va reprendre son rôle précédent, ou s'il va se retrouver embringué dans la genèse de la prochaine incarnation du personnage. L'intrigue est donc focalisée sur lui, et les conditions de son existence sont en jeu : replonger dans le cauchemar de perdre la maîtrise de ses actes du fait des nanites, de redevenir un tueur efficient, ou continuer à s'abrutir dans l'alcool sans espoir d'une évolution positive de sa situation et voir un autre devenir victime des nanites.
La tonalité du récit l'inscrit dans le roman noir, où le protagoniste est conscient d'être prisonnier de sa condition humaine, de ses actes passés, avec une forme avérée de dégout de lui-même. Les dessins de
Mico Suayan reflètent bien cette dimension étouffante. Ils ont une apparence réaliste, et même photoréaliste, avec un niveau de détail élevé. L'artiste dessine des individus avec une morphologie athlétique, mais sans abus de stéroïdes, sans musculature impossible. Il représente des visages souvent durs et fermés, traduisant un état d'esprit préoccupé, voire accablé. À l'exception des ersatz de Bloodshot (des copycats), les protagonistes portent des vêtements ordinaires, différents pour chacun, donnant l'impression de pouvoir être achetés dans le magasin d'à côté.
Mico Suayan s'investit tout autant dans les décors pour leur donner une apparence tout aussi réaliste, avec une consistance telle que le lecteur éprouve la sensation qu'il pourrait les toucher ou s'y promener. Au fil des séquences, il contemple une ruelle souillée par des papiers (quand Garrison sort les poubelles), la chambre de Garrison avec des draps très froissés sur le lit (attestant de nuits passées à se retourner faute de trouver le sommeil). Il laisse son regard parcourir les rayonnages d'un magasin de sport, avec un assortiment impressionnant (mais réaliste) de fusils de chasse. Il a l'impression de pouvoir toucher le revêtement à la fois agréable et inusable des fauteuils d'une salle de cinéma. Il détaille avec dégout le capharnaüm dans l'appartement d'un dealer de drogues. Par ces images, le lecteur peut constater que Ray Garrison évolue dans des environnements plausibles et ordinaires, mais dont l'usage est marqué par des activités sinistres.
Régulièrement le dessinateur utilise des mises en page avec des cases de la largeur de la page, donnant une impression de film d'action en grand écran. Il varie régulièrement les angles de prises de vue, entre des plans très rapprochés concentrés sur Garrison, ou des plans avec plus de recul pour donner une vue d'ensemble. Les premiers donnent l'impression au lecteur de pouvoir entendre la respiration du personnage, les seconds permettent de saisir la globalité de la situation. Il n'est pas possible de connaître le degré d'interaction entre scénariste et dessinateur, les comics américains étant majoritairement des produits réalisés à la chaîne. Mais plusieurs séquences attestent que
Jeff Lemire a pensé ses séquences en termes visuels et qu'il a fait toute confiance en Suayan pour raconter l'histoire de manière visuelle. Dans ces moments-là, le lecteur constate avec plus d'acuité la force avec laquelle les dessins transcrivent les ambiances, et le soin avec lequel Lemire évite de surcharger les cases avec des mots.
Le dernier épisode est dessiné par un autre artiste :
Raul Allen. Ce dernier n'essaye de singer la manière de dessiner de Suayan : il s'éloigne du photoréalisme pour des formes plus simples, sans traits et aplats de noir pour figurer les textures. Visuellement, il y a donc un fort contraste entre l'épisode 5 et les précédents, mais cela se révèle justifié du point de narratif, car
Jeff Lemire développe le conflit psychique qui se joue dans l'esprit de Ray Garrison et qui atteint un point de non-retour. du coup l'approche graphique de
Raul Allen se trouve légitimée par le centre d'intérêt et permet de faire passer la forme du conflit de manière plus appropriée que ne l'aurait fait les dessins de Suayan.
Arrivé à la fin du tome, le lecteur n'a qu'une envie : celle de connaître la suite. Pourtant l'intrigue est facile à anticiper et ne fait pas beaucoup de doute. Mais les dessins de
Mico Suayan sont très immersifs avec une intensité peu commune, en phase avec la nature du récit. En 5 épisodes,
Jeff Lemire a réussi à faire suffisamment exister son personnage pour générer un bon niveau d'empathie chez le lecteur. Par le biais des 2 personnages Kay McHenry et Bloosquirt, il a développé les pensées conflictuelles présentes chez Garrison. En scénariste chevronné, il n'a pas oublié les scènes d'action qui comprennent un haut niveau de violence. Elles arrivent de manière naturelle dans le récit, et ces conflits ont des conséquences psychologiques sur le personnage principal. Elles ne donnent jamais l'impression d'avoir été intégrées là pour assurer le quota d'action ou pour rythmer le récit.
Parti sans grandes attentes vis-à-vis de ce récit et de ce personnage un peu monolithique et dérivatif, le lecteur plonge dans des visuels de grande qualité, donnant corps à des personnages intenses et des lieux consistants. Il découvre les tourments de Ray Garrison, avec lesquels il compatit, sans que le personnage ne devienne un héros lisse et générique. Il compatit à sa condition humaine, son présent étant déterminé par ce qu'il a été et par ses compétences.