Tu crus alors avoir été moins désiré pour ce que tu étais que pour ce qu’ils imagineraient que tu serais.
Quand tu lisais un livre, tu revenais sans cesse à la page intitulée « Du même auteur ».
Seuls les vivants semblent incohérents. La mort clôt la série des événements qui constituent leur vie. Alors on se résigne à leur trouver un sens. Le leur refuser reviendrait à accepter qu’une vie, donc la vie, est absurde. La tienne n’avait pas encore atteint la cohérence des choses faites. Ta mort la lui a donnée.
Ta vie fut une hypothèse. Ceux qui meurent vieux sont un bloc de passé. On pense à eux, et apparaît ce qu'ils furent. On pense à toi, et apparaît ce que tu aurais pu être. Tu fus et tu resteras un bloc de possibilités.
Ton suicide fut la parole la plus importante de ta vie, mais tu n'en cueilleras pas les fruits.
Tu ne t’identifiais pas aux gens heureux, et dans ta démesure, tu te projetais dans ceux qui avaient tout raté, ou rien réussi.
Tu es mort parce que tu cherchais le bonheur au risque de trouver le vide. Nous devons attendre de mourir pour savoir ce que tu as trouvé. Ou pour ne plus rien savoir, si le silence et la vacuité nous attendent.
Tu lisais debout dans les librairies plutôt qu'assis dans les bibliothèques. Tu voulais découvrir la littérature d'aujourd'hui, pas celle d'hier. Aux bibliothèques le passé, aux librairies le présent. Pourtant tu t'intéressais plus aux morts qu'aux contemporains. Tu lisais surtout ceux que tu appelais "les morts vivants" : des auteurs défunts que l'on continue de publier. Tu faisais confiance aux éditeurs pour actualiser aujourd'hui le savoir d'hier. Tu croyais peu aux découvertes miraculeuses d'écrivains oubliés. Tu pensais que le temps trie, et qu'à ce titre il valait mieux lire des auteurs du passé que des auteurs d'aujourd'hui qui seront oubliés demain.
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Tu croyais aux choses écrites, qu’elles soient vraies ou fausses. Si c’étaient des mensonges, leurs traces en faisaient des preuves que l’on retournerait un jour contre leurs auteurs : la vérité n’était que retardée. Les menteurs écrivent d’ailleurs moins qu’ils ne parlent. Dans les livres, la vie, qu’elle soit documentée ou inventée, te semblait plus réelle que celle que tu voyais et entendais par toi-même.
Quand on parle de toi, on commence par raconter ta mort, avant de remonter le temps pour l’expliquer. N’est-il pas singulier que ce geste ultime inverse ta biographie ?
Tu ne craignais pas la mort. Tu l’as devancée, mais sans vraiment la désirer : comment désirer ce que l’on ne connaît pas ? Tu n’as pas nié la vie, mais affirmé ton goût pour l’inconnu en pariant que si, de l’autre côté, quelque chose existait, ce serait mieux qu’ici.