Seuls les vivants semblaient incohérents. La mort clôt la série des événements qui constituent leur vie. Alors on se résigne à leur trouver un sens. Le leur refuser reviendrait à accepter qu'une vie, donc la vie, est absurde. La tienne n'avait pas encore atteint la cohérence des choses faites. Ta mort la lui a donnée.
Je revois son visage. Cela fait vingt ans qu'elle a le même. L'image que j'ai gardée d'elle s'est figée la dernière fois où je l'ai vue. La mémoire, comme les photos, gèle les souvenirs.
Tu étais peut-être un chaînon défaillant, une piste accidentelle de l'évolution. Une anomalie temporaire non destinée à refleurir.
Un samedi du mois d'août, tu sors de chez toi en tenue de tennis accompagné de ta femme. Au milieu du jardin, tu lui fais remarquer que tu as oublié ta raquette à la maison. Tu retournes la chercher, mais au lieu de te diriger vers le placard de l'entrée où tu la ranges d'habitude, tu descends à la cave.
Dominer m'oppresse
Subir m'asservit
Être seul me libère
Le jour m'éblouit
Le soir m'apaise
La nuit m'enveloppe
C'est ce qui t'inquiétait le plus : que tu puisses, un jour, choisir de déchoir. Non pas t'abandonner, ce qui serait une forme de passivité, mais vouloir descendre, te dégrader, devenir une ruine de toi-même.
Le soleil, la chaleur et la lumière, qui réjouissaient ton entourage, t'apparaissaient comme des invitations à sortir, des perturbations de ta solitude, des obligations à la joie. Tu refusais que ton euphorie soit due au climat.
Ta douleur s'apaisait avec la tombée de la nuit. La possibilité du bonheur commençait à cinq heures en hiver, et plus tard en été.
Face à ton miroir, heureux ou insouciant, tu étais quelqu'un. Malheureux, tu n'étais plus personne : les lignes de ton visage s'éteignaient, tu reconnaissais ce que ton habitude te faisait nommer "moi", mais tu voyais quelqu'un d'autre te regarder. Ton regard traversait ton visage comme s'il était fait d'air : les yeux d'en face étaient insondables.