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Critique de HordeDuContrevent


« Pour lui, ignorer l'histoire, une histoire qui déterminait de biens des façons qui il était, constituait un péché en soi ».

Si vous pouviez voyager dans le passé, où remonteriez-vous ? Dans un épisode de votre propre passé, personnel et intime, afin d'en savourer de nouveau toutes les saveursà présent estompées, voire totalement fanées ? Dans un épisode historique plus lointain et collectif afin de mieux le comprendre, être témoin de ces grands épisodes étant plus parlant pour vous que parcourir les insipides phrases des livres d'histoire ? Dans un fait divers marquant qui a changé ensuite la face du monde afin d'en modifier le cours, sorte d'uchronie vous donnant un sentiment de puissance incroyable et le statut envié d'héros oeuvrant pour le meilleur ?
Étant en train de lire l'incroyable 22/11/1963 de Stephen King, voyage temporel dans lequel le héros tente de changer l'histoire en revenant à chaque voyage, compteur remis à zéro, en septembre 1958, je me suis intéressée à cette nouvelle de Ken Liu qui propose également un voyage dans le passé. @Indimoon m'avait parlé d'un uppercut. Un uppercut ce fut.

« Voir et entendre le passé vous interdirait de rester apathique »

Evan Wei et Akemi Kirino sont deux scientifiques en couple dans la vie. Lui est historien, spécialiste sino-américain du Japon de l'époque de Heian, elle est physicienne expérimentale. Tous deux sont américains mais lui est d'origine chinoise, elle d'origine japonaise. Lorsqu'ils découvrent par hasard, lors d'une séance de cinéma, l'existence de la terrible et effroyable Unité 731 dans les années 1930, centre d'expérimentation des japonais sur des prisonniers chinois, la vie de l'historien est bouleversée.
Le couple met alors ses compétences respectives en commun et élabore un procédé révolutionnaire permettant de retourner dans le passé, de voir l'histoire se dérouler comme si on assistait à une pièce de théâtre. Une seule et unique fois par période visitée, pour une seule et unique personne, et sans aucune possibilité pour l'observateur d'interférer avec l'objet de son observation. Une révolution qui promet la vérité sur les périodes les plus obscures de l'histoire humaine. Plus de mensonges. Plus de secrets d'État. Un procédé révolutionnaire.
Le silence et le déni, sont tels concernant l'Unité 731 que Wei veut, avec ce procédé, pouvoir réhabiliter les victimes et les familles de victimes, sensibiliser les gens, recueillir les excuses du Japon et la reconnaissance de ces crimes de guerre. Une lutte contre le négationnisme, sans pathos ni haine.

« L'histoire écrite n'a qu'un but : concevoir le récit cohérent d'un ensemble de faits. Nous sommes restés enlisés trop longtemps dans la controverse sur la justesse de ces faits. le voyage temporel mettra la vérité à portée de vue, comme si on regardait par la fenêtre ».

Cette Unité a vraiment existé, je suis allée faire quelques recherches, je ne connaissais absolument pas ce centre, c'est effrayant à l'image des camps de la mort. Créée en 1932 sous mandat impérial japonais, dirigée par le général Shiro Ishii, l'Unité 731 se livra à l'expérimentation humaine à grande échelle dans la province chinoise du Mandchoukouo, entre 1936 et 1945, provoquant la mort de près d'un demi-million de personnes… Vivisection sur des sujets vivants et non endormis, viols, démembrements, expérience de gel, de feu, d'eau bouillante…L'Unité 731, à peine reconnue par le gouvernement japonais en 2002, passée sous silence par les forces d'occupation américaines pendant des années, est la première cible de cette invention révolutionnaire. La vérité à tout prix. Quitte à mettre fin à L Histoire qui est toujours histoire de narration et de points de vue.

« Tenter de rajouter l'empathie et l'émotion aux recherches historiques lui a valu l'opprobre de l'élite universitaire. Or, mêler à l'histoire la subjectivité du récit personnel renforce la vérité au lieu d'en détourner».

En une centaine de page, Ken Liu nous offre un récit d'une humanité, d'une richesse, d'une intelligence stupéfiante narré sur la base d'un ensemble de témoignages, d'interviews, de conférences de personnes tant chinoises que japonaises. Un documentaire dans lequel, au-delà des atrocités dont nous prenons connaissance, sont interrogées les questions relatives à la reconnaissance des crimes de guerre, celles relatives aux méthodes utilisées par les historiens et au rôle de l'histoire, celles liées à la valeur du témoignage personnel. Les crimes commis par le passé sont-ils à mettre au compteur du présent ou du futur ? Sommes-nous responsables des actes de nos ancêtres tant d'un point de vue collectif que personnel ? Quelles auraient été nos réactions dans les ténèbres et sous la pression ?
Toutes ces questions juridiques, scientifiques, philosophiques et éthiques, donnent beaucoup de profondeur au récit en lui évitant un certain voyeurisme, écueil dans lequel il est facile de tomber lorsque nous parlons d'atrocités. Sans pour autant passer à côté du côté effroyable des exactions perpétrées. Il y a un équilibre subtil qui nous permet à la fois d'être choqués et en même temps de nous interroger posément. le coeur côtoie la raison avec gravité. Touchés et posés, nous sommes en même temps, ce jusqu'à la fin qui m'a personnellement beaucoup marquée.
En cela, en cette balance délicate, le texte est un très grand texte. Percutant et enrichissant en très peu de pages. Un uppercut pour ne jamais oublier !


« Ce texte est dédié à la mémoire d'Iris Chang et de toutes les victimes de l'Unité 731. L'idée d'écrire un récit sous forme de documentaire m'est venue à la lecture de la nouvelle : Aimer ce que l'on voit : un documentaire, de Ted Chiang »…

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