Alex

Je déteste ces gens qui pensent à la place des concernés. Plutôt que de dépenser des milliers d’euros dans ces conneries de brainstorming pour pondre des nouveaux noms qui les déculpabilisent, ils feraient mieux de faire en sorte que l’accessibilité ne soit pas un vain mot. C’est d’actes, dont on a besoin, pas de paroles.

Je ne dis pas que j’irais voir ailleurs si l’occasion se présentait. Mais disons que, le simple fait de baver comme une adolescente en chaleur devant cet étalon, me fait culpabiliser à mort.

Si mes cheveux sont noir ébène, les siens sont blonds comme les blés et coupés en un carré déstructuré qui lui donne un côté sauvage. Ses grands yeux verts lui confèrent un air mutin, et sa bouche en cœur et son nez retroussé la font ressembler à un ange. Mais ne vous y trompez pas. Cette fille est une tigresse. Elle sait jouer de son physique de jeune fille de bonne famille pour emmener les gens là où elle le souhaite.

Je regarde avec nostalgie toutes ces femmes en jupe et tailleur, féminines jusqu’au bout des escarpins. Ce que j’étais avant. Mais ma prothèse de merde made in sécurité sociale française est tellement moche que j’ai troqué mes sacro-saintes tenues de femme fatale contre des jeans et des Converses.Toutefois, l’amputation a cet avantage non négligeable que, dans la mesure où je mets tous les jours la même paire de pompes, je n’en ai qu’une à enfiler, l’autre reste en permanence sur cette prothèse d’une laideur extrême, raide comme la justice et aussi confortable qu’un string en pleine crise d’hémorroïdes.

Je déteste la foule. Ça me rend mal à l’aise et encore plus depuis que je suis bancale. J’ai toujours la trouille de me faire heurter et de ne pas pouvoir me relever, genre une tortue sur le dos, carapace en mode culbuto.

J’ai tenté de lui faire entendre que cet homme, si viril, si fort, si fier, ne souhaitait pas être dans cet état et ne souhaitait pas d’acharnement mais ma mégère de belle-mère, « elle, elle sait ce qui est mieux pour son fils… »Moi, je le sais. Parce que, motards tous les deux et bien conscients des risques liés à notre passion, nous en avions discuté à de nombreuses reprises.Nous étions tous deux donneurs d’organes et souhaitions ne pas rester en état végétatif pendant des lustres : aucun intérêt pour soi et la souffrance de l’entourage est inutile parce que double, tout le temps du coma et ensuite lors du décès.Mais malheureusement, tout le monde ne le voit pas de cet œil. Surtout pas la vieille pouffe aux tailleurs Chanel hors de prix et Brushings impeccables.

Cette pute qui me sert de belle-mère, notaire de son état, a su bien rédiger les documents pour que je me retrouve dans la merde en cas de pépin. Et que je n’ai aucun mot à dire sur les décisions concernant l’état de santé de mon mari. Elle n’a jamais pu me blairer.Je suis réduite à n’être qu’une sombre merde dans la vie de celui que j’aime plus que ma propre vie. Celui qui m’a réappris à m’aimer et qui m’a ouvert son cœur et son âme.

C’est cette sensation de liberté et de sérénité, de combativité, que je recherche, en ce moment, seule au milieu du salon de cet appart’ prêté par ma meilleure amie Christelle, en proie à un doute que je n’ai pas ressenti depuis une éternité.

Tu peux danser, courir, sauter, travailler. Toutes ces choses que nous, nous ne pourrons plus jamais faire. On a pris patience mais maintenant tu vas te bouger le fion, ouvrir tes putains de chakras et tout ce que tu veux ouvrir et remonter la pente.Un ange passe. Son regard est dur mais j’y vois de la bienveillance et de la force.

Je lutte contre le regard des autres.Comment supporter le regard des autres quand je ne tolère même pas le mien. Quand ma pétasse de belle-mère passe son temps à m’envoyer des textos pour me dire que si je n’avais pas voulu me rendre à ce terrain, il ne serait pas venu me chercher et nous n’aurions jamais eu cet accident. Quand je repense à celle que j’étais, à l’avenir que nous avions et à cette merde qui m’attend, parce que j’ai tout perdu. Sans ma jambe, je ne suis plus rien. Et sans lui, je n’ai plus rien.Plus de mari, plus de boulot, plus de sport, plus de sorties, plus d’amis.Plus de jambe…