Citations sur Au bord des fleuves qui vont (13)
… pour quelle raison les jours sont-ils faits comme ça, les horloges indiquant les heures une à une mais les jours se succèdent par bonds, ils passent de samedi à jeudi et de lundi à vendredi parsemés d’intervalles dont le souvenir a disparu, qu’a-t-on fait mardi, que s’est-il passé dimanche, peut-être serai-je là en ami lorsque les boutons du cerisier commenceront à éclore,…
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rendez-moi ce qui est à moi, accordez-moi un mois ou deux, un mois c'est une éternité, je dirai
- Merci
(...) si seulement sa mère plaquait sa joue contre la sienne, même âgée, même aveugle, le mot fils prenant un sens, pas le mot maladie, pas le mot mort, tandis qu'il cheminerait avec les fleuves sans que rien entrave sa marche, accompagné par le paso-doble d'un saxophone lointain, en direction de la mer.
- Tu ne crois pas que je sois guéri ?
n'exigeant pas la vérité, implorant des mensonges pour se mentir à lui-même
le maître
-Pas un seul fleuve ?
tandis que son camarade, le gros, en énumérait quatorze, il aurait voulu devenir ramoneur ou ministre et il n'a été ni ramoneur ni ministre, il a hérité de la mercerie de son père et hormis la source du Mondego il n'a jamais vu le moindre fleuve et les noms des fleuves ont fini par se vider de leur sens, des mots qu'il a gardés pour lui toute sa vie de la même manière qu'on conserve des tubes de médicaments sans rien dedans, à quoi bon tous ces fleuves et mesurer du velours de coton avec un mètre en bois en escamotant quelques centimètres au passage
ce n'était pas sa faute, c'étaient les objets qui se moquaient de lui, par exemple pour prendre le verre il lui fallait répéter
- Je vais prendre le verre
et il le serrait fort pour ne pas le faire tomber, la surprise et la terreur se sont propagées vers sa poitrine
- Je vais mourir
et l'ont laissé vu qu'il n'était pas M. Antunes dans un hôpital de Lisbonne et n'étant pas M. Antunes il resterait éternel, des dizaines de semaines devant lui, des mois, des années
- Mon fils
mon père
- Toi
et dans la doublure du
- Toi
peut-être un
- Mon fils
les chiens existent contrairement aux chats, ils nous tournent autour, ne nous lâchent pas, à quoi bon inventer des chats si immanquablement ils nous méprisent, ils disparaissent derrière leurs paupières puis leurs paupières disparaissent dans leurs propres replis, il est évident que ce sont des inventions, ils n'ont jamais existé, n'existent pas
des déjections de chats alors que pas le moindre chat, jamais personne n'a aperçu un chat dans la vie, on croit qu'ils nous appartiennent quand en réalité on les invente de la même manière que j'ai inventé cette maladie qu'à son tour m'invente comme elle invente l'hôpital, les médecins et l'idée extravagante de mourir.
De la fenêtre de l'hôpital à Lisbonne ce n'étaient pas les gens qui entraient ni les voitures entre les arbres ni une ambulance qu'il voyait, c'était le train par-delà les pins, des maisons, d'autres pins et la montagne dans le fond avec le brouillard qui l'éloignait de lui, c'était l'oiseau de sa peur sans branche où poser tremblotantes les lèvres de ses ailes, la bogue d'un châtaignier auparavant à l'entrée du jardin et aujourd'hui au-dedans de lui que le médecin appelait cancer et qui grossissait en silence (...)