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Christiane Bricot-d'Ans (Traducteur)André-Marcel d' Ans (Éditeur scientifique)Robert Jaulin (Préfacier, etc.)
EAN : 9782264002020
267 pages
10-18 (24/02/1995)
3.74/5   37 notes
Résumé :
Contre les berges de Lisbonne, l'histoire jette ses héros en vrac. Poètes, navigateurs ou colons déchus de l'Angola indépendante, ils apportent, venus de plusieurs siècles, l'image du déclin qu'ils ont vécu : celui de l'empire par deux fois brisé - en 1578 avec la domination espagnole et en 1975 avec la fin des colonies d'Afrique.
Rien de plus furieusement baroque que cette traversée de l'histoire portugaise où Vasco de Gama, Luis de Camoëns, ressuscités des ... >Voir plus
Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Nous sommes dans les années qui suivent la fin, en 1975, de l'empire colonial portugais en Afrique. Comme déposés pêle-mêle par la vague du temps, les personnages historiques qui ont fait la grandeur et la fierté du Portugal, grands navigateurs, auteurs et poètes d'antan, reviennent à Lisbonne. Les y attend le destin pathétique des rapatriés coloniaux, qui ont tout perdu dans la débâcle et qui découvrent une métropole inconnue et misérable, indifférente à leur sort.


Dans un style baroque où les phrases courent sur plusieurs pages, sautant d'un narrateur à l'autre en cours de route, multipliant les allusions et les métaphores dans un jeu qui rend indispensables les annotations des traductrices pour les lecteurs non familiers des figures mythiques portugaises, l'auteur superpose allégrement la gloire passée du pays et sa piteuse décadence au lendemain d'une guerre coloniale qui a finit par faire chuter son régime dictatorial. le contraste n'en est que plus cruel et permet à Antonio Lobo Antunes de dénoncer les manipulations politiques qui ont pu abuser tout un peuple, lui faisant croire en des chimères qui ne le menèrent qu'à une crise majeure.


Fond et forme du récit s'allient dans la volonté de l'auteur de secouer la société portugaise : au-delà de sa portée politique et historique, le texte rompt avec le schéma rédactionnel classique, et emporte le lecteur dans un délire aux apparences déstructurées et absurdes. Au début bluffée et séduite par cette audace et cette originalité, j'ai assez rapidement trouvé ce parti-pris lassant et fatigant, prise par une impression de répétition un peu lourde et la sensation frustrante de parfois passer à côté des nombreuses références typiquement portugaises.


Cette oeuvre audacieuse et engagée, sans doute un peu datée, mais à son époque d'une portée politique et sociale considérable, m'a permis de découvrir une facette essentielle de la culture et de l'histoire portugaises, en même temps qu'un grand nom de la littérature lusitanienne. le récit, noir et désespéré, et surtout si délibérément en rupture avec les conventions littéraires habituelles, s'est néanmoins transformé pour moi en une véritable épreuve de lecture.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Pensez que la révolution des oeillets était une immense fête, c'était en 1974 un rêve un peu fou de jeune homme. Des officiers revenant d'Afrique et qui après quinze ans de guerre coloniale prenaient, sans bain de sang, le pouvoir et ne le gardaient pas, le court vingtième siècle ne nous avez pas habitué à cela. Pourtant les longues soirées d'été populeuses sur les places de Lisbonne, pourtant les miradouros où les idées ne finissaient plus de s'échanger, le soleil, la mer... C'était oublier que l'Afrique portugaise avait été un profond et nauséabond « Cul de Judas » et que « l'Exhortation aux crocodiles », ces archaïques et sanguinaires reptiles d'extrême droite, n'y pouvait rien changer, « le manuel des inquisiteurs » au présent ne cessait de s'écrire. L'oeuvre de Antonio Lobo Antunes heureusement, bien des années après, allait nous pousser littéralement dans ce marigot reptilien de l'histoire que nous avions alors si peu vu !
Pourtant, si nous nous promenions, enfoncés dans la profonde banquette de la grosse voiture avec chauffeur du Consul de France, c'est bien que nous avions été les victimes insignifiantes des troubles fomentés par les salazaristes. Nous étions pieds nus, sans argent, sans papier, sans voiture. On nous croyait morts, assassinés, nous étions vivants, alors le consul nous exhibait dans un grand hôtel de Lisbonne. Nous étions perdu dans le hall du Palace. Avec quelques barbudos, lors d'une autre révolution, un de nous se souvenait en riant qu'il avait pissé sur de grandes glaces toutes pareilles. Lors de notre promenade consulaire, nous avions vu ne doutant de rien l'interminable défilé des émigrants rentrant au pays. Nous avions eu le droit à un commentaire visionnaire, diplomatique et abracadabrantesque, nous l'écoutions à peine. Nous étions bien loin, il est vrai, de la déchirante histoire des rapatriés d'Afrique au lendemain de la décolonisation telle qu'elle a été écrite par Lobo Antunes dans « le retour des caravelles ».
Dans ce livre il y a une prodigieuse mixtion des éléments contemporains de la décolonisation et des éléments appartenants aux XVe et XVIe siècles conquérants, une symbiose des personnages qui sont à la fois les lointains héros des grandes découvertes et les très présents anti-héros du retour au pays. Lisbonne est une terre de fiction où les caravelles côtoient les pétroliers et les chars à boeufs de la construction des Hiéronymites les cars des corpulents touristes. Les personnages du « Retour des caravelles » sont des êtres déchus, névrosés et parfois cyniques, ils sont toujours des métaphores des temps présents. Ainsi, Pedro Alvares Cabral n'est pas le célèbre navigateur qui découvrit le Brésil mais un être profondément déprimé. Il atterrit comme bien d'autres à l'Hôtel « Apôtre des Indes » et livre sa femme métisse, ce qui n'est pas sans importance, à la prostitution. Vasco de Gama, simple ouvrier retraité passionné de cartes, évoque jusqu'à la folie, avec un Manuel 1er de carnaval, un passé définitivement révolu. Diogo Cao navigateur emblématique, à la recherche de chimériques nymphes, perd très métaphoriquement dans les poubelles lisboètes tous les fleurons de l'empire. Luis Camoens, tout en écrivant ses célèbres poèmes, traîne le cadavre de son père assassiné par l'UNITA. On l'aura compris, ce fardeau n'est rien d'autre que la métaphore de l'empire portugais perdu.
L'auteur veut rompre avec un passé mystificateur et paralysant, un passé au service d'un nationalisme réducteur qu'il rejette. Il n'hésite donc pas à prendre le parti de l'irrévérence. Manoël de Sousa Sepulvéda, capitaine dépeint comme un amoureux fou de sa femme dans « Les Lusiades », est transformé sans ménagement en un proxénète lisboète. François Xavier, missionnaire canonisé, est aussi violemment traité. Il est l'infect violeur souteneur doublé du marchand de sommeil de « l'Apôtre des Indes ». Pour désacraliser le passé, Lobo Antunes ne manque pas également d'humour. On croise Don Quichotte cheval de course, Miro vieillard en jogging, Errol Flynn pirate, Pessoa bureaucrate ou Lorca et Bunuel contrebandiers gitans. Dans un ultime chapitre, le romancier dénonce une dernière fois l'illusion mortelle d'un retour possible à un passé glorieux du Portugal. Les magnifiques pages de la fin, qu'il faudrait citer, montrent des malades agonisants, hallucinés qui attendent au milieu des touristes et des pêcheurs le retour du roi Sébastien.
Les thèmes de Lobo Antunes dans ce roman sont comme toujours la guerre, le mensonge, l'hypocrisie, la folie et l'absurdité du monde. Les rapatriés portugais, de retour dans un pays qu'ils ne connaissent pas, sont dépeints comme des êtres physiquement et moralement détruits. Ils ne sont cependant jamais méprisés. le récit est tout emprunt, au contraire, d'une grande humanité. Les personnages sont prisonniers de leur histoire, broyés par elle. Ils sont incapables de démêler les mythes de la réalité. L'auteur ne distingue donc pas, comme nous l'avons vu, le passé du présent. Il n'y a pas à la manière classique de ligne droite dans ce récit mais des cercles concentriques. Il n'y a pas d'avantage d'intrigue, d'histoire, il n'y a que le foisonnement sensuel de la vie. Entrer dans un roman de Lobo Antunes c'est entrer dans un maquis carnivore qui vous happe et vous déroute. le lecteur dans ce texte si intelligemment construit éprouve littéralement les sensations de ces êtres névrosés.
« Une oeuvre d'art s'écrit toujours dans une langue étrangère » disait Proust. La langue de Lobo Antunes est formidablement inventive et inspirée. le romancier utilise un nombre considérable de moyens littéraires dans ses textes et c'est un vrai bonheur de lecture. Je ne résiste pas à citer deux hypallages : « Ils allaient jusqu'au quai, poussés par la curiosité tatouée des indigènes » et « Un garçon de café en veste blanche dont la cirrhose du néon mettait en relief les taches». Sa langue baroque et foisonnante, comme une magnifique fenêtre manuéline, relève de la pure poésie. Comme le souligne dans sa belle introduction Michelle Giudicelli, l'auteur n'hésite pas à bouleverser la structure habituelle de la phrase, à la rendre interminable ; il fait alterner le style direct et le style indirect, il passe brutalement de la troisième à la première personne ; il joue avec l'orthographe des mots ; il utilise avec bonheur un nombre considérable d'images insolites ; il varie les vocabulaires… « Un livre ne se construit pas avec des idées mais avec des mots » nous dit Lobo Antunes. Il n'y a pas chez lui un mot inutile, tout fait sens.
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Pensez que la révolution des oeillets était une immense fête, c'était en 1974 un rêve un peu fou de jeune homme. Des officiers revenant d'Afrique et qui après quinze ans de guerre coloniale prenaient, sans bain de sang, le pouvoir et ne le gardaient pas, le court vingtième siècle ne nous avez pas habitué à cela. Pourtant les longues soirées d'été populeuses sur les places de Lisbonne, pourtant les miradouros où les idées ne finissaient plus de s'échanger, le soleil, la mer... C'était oublier que l'Afrique portugaise avait été un profond et nauséabond « Cul de Judas » et que « l'Exhortation aux crocodiles », ces archaïques et sanguinaires reptiles d'extrême droite, n'y pouvait rien changer, « le manuel des inquisiteurs » au présent ne cessait de s'écrire. L'oeuvre de Antonio Lobo Antunes heureusement, bien des années après, allait nous pousser littéralement dans ce marigot reptilien de l'histoire que nous avions alors si peu vu !
Pourtant, si nous nous promenions, enfoncés dans la profonde banquette de la grosse voiture avec chauffeur du Consul de France, c'est bien que nous avions été les victimes insignifiantes des troubles fomentés par les salazaristes. Nous étions pieds nus, sans argent, sans papier, sans voiture. On nous croyait morts, assassinés, nous étions vivants, alors le consul nous exhibait dans un grand hôtel de Lisbonne. Nous étions perdu dans le hall du Palace. Avec quelques barbudos, lors d'une autre révolution, un de nous se souvenait en riant qu'il avait pissé sur de grandes glaces toutes pareilles. Lors de notre promenade consulaire, nous avions vu ne doutant de rien l'interminable défilé des émigrants rentrant au pays. Nous avions eu le droit à un commentaire visionnaire, diplomatique et abracadabrantesque, nous l'écoutions à peine. Nous étions bien loin, il est vrai, de la déchirante histoire des rapatriés d'Afrique au lendemain de la décolonisation telle qu'elle a été écrite par Lobo Antunes dans « le retour des caravelles ».
Dans ce livre il y a une prodigieuse mixtion des éléments contemporains de la décolonisation et des éléments appartenants aux XVe et XVIe siècles conquérants, une symbiose des personnages qui sont à la fois les lointains héros des grandes découvertes et les très présents anti-héros du retour au pays. Lisbonne est une terre de fiction où les caravelles côtoient les pétroliers et les chars à boeufs de la construction des Hiéronymites les cars des corpulents touristes. Les personnages du « Retour des caravelles » sont des êtres déchus, névrosés et parfois cyniques, ils sont toujours des métaphores des temps présents. Ainsi, Pedro Alvares Cabral n'est pas le célèbre navigateur qui découvrit le Brésil mais un être profondément déprimé. Il atterrit comme bien d'autres à l'Hôtel « Apôtre des Indes » et livre sa femme métisse, ce qui n'est pas sans importance, à la prostitution. Vasco de Gama, simple ouvrier retraité passionné de cartes, évoque jusqu'à la folie, avec un Manuel 1er de carnaval, un passé définitivement révolu. Diogo Cao navigateur emblématique, à la recherche de chimériques nymphes, perd très métaphoriquement dans les poubelles lisboètes tous les fleurons de l'empire. Luis Camoens, tout en écrivant ses célèbres poèmes, traîne le cadavre de son père assassiné par l'UNITA. On l'aura compris, ce fardeau n'est rien d'autre que la métaphore de l'empire portugais perdu.
L'auteur veut rompre avec un passé mystificateur et paralysant, un passé au service d'un nationalisme réducteur qu'il rejette. Il n'hésite donc pas à prendre le parti de l'irrévérence. Manoël de Sousa Sepulvéda, capitaine dépeint comme un amoureux fou de sa femme dans « Les Lusiades », est transformé sans ménagement en un proxénète lisboète. François Xavier, missionnaire canonisé, est aussi violemment traité. Il est l'infect violeur souteneur doublé du marchand de sommeil de « l'Apôtre des Indes ». Pour désacraliser le passé, Lobo Antunes ne manque pas également d'humour. On croise Don Quichotte cheval de course, Miro vieillard en jogging, Errol Flynn pirate, Pessoa bureaucrate ou Lorca et Bunuel contrebandiers gitans. Dans un ultime chapitre, le romancier dénonce une dernière fois l'illusion mortelle d'un retour possible à un passé glorieux du Portugal. Les magnifiques pages de la fin, qu'il faudrait citer, montrent des malades agonisants, hallucinés qui attendent au milieu des touristes et des pêcheurs le retour du roi Sébastien.
Les thèmes de Lobo Antunes dans ce roman sont comme toujours la guerre, le mensonge, l'hypocrisie, la folie et l'absurdité du monde. Les rapatriés portugais, de retour dans un pays qu'ils ne connaissent pas, sont dépeints comme des êtres physiquement et moralement détruits. Ils ne sont cependant jamais méprisés. le récit est tout emprunt, au contraire, d'une grande humanité. Les personnages sont prisonniers de leur histoire, broyés par elle. Ils sont incapables de démêler les mythes de la réalité. L'auteur ne distingue donc pas, comme nous l'avons vu, le passé du présent. Il n'y a pas à la manière classique de ligne droite dans ce récit mais des cercles concentriques. Il n'y a pas d'avantage d'intrigue, d'histoire, il n'y a que le foisonnement sensuel de la vie. Entrer dans un roman de Lobo Antunes c'est entrer dans un maquis carnivore qui vous happe et vous déroute. le lecteur dans ce texte si intelligemment construit éprouve littéralement les sensations de ces êtres névrosés.
« Une oeuvre d'art s'écrit toujours dans une langue étrangère » disait Proust. La langue de Lobo Antunes est formidablement inventive et inspirée. le romancier utilise un nombre considérable de moyens littéraires dans ses textes et c'est un vrai bonheur de lecture. Je ne résiste pas à citer deux hypallages : « Ils allaient jusqu'au quai, poussés par la curiosité tatouée des indigènes » et « Un garçon de café en veste blanche dont la cirrhose du néon mettait en relief les taches». Sa langue baroque et foisonnante, comme une magnifique fenêtre manuéline, relève de la pure poésie. Comme le souligne dans sa belle introduction Michelle Giudicelli, l'auteur n'hésite pas à bouleverser la structure habituelle de la phrase, à la rendre interminable ; il fait alterner le style direct et le style indirect, il passe brutalement de la troisième à la première personne ; il joue avec l'orthographe des mots ; il utilise avec bonheur un nombre considérable d'images insolites ; il varie les vocabulaires… « Un livre ne se construit pas avec des idées mais avec des mots » nous dit Lobo Antunes. Il n'y a pas chez lui un mot inutile, tout fait sens.
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C'est une tragédie que nous conte l'auteur : celle du Portugal, qui fut au XVe et XVIe siècles une grande nation de découvreurs et de colonisateurs avant que le cruel XXe siècle ne sonne la fin de l'empire. Et l'on vit revenir dans un pays qu'ils avaient oublié les colons, fauchés, perdus, méprisés et abandonnés parfois, dans un pays débarrassé de la dictature mais ayant perdu à jamais sa grandeur d'antan. Histoire et présent se mêlent ici intimement, les chronologies s'entrecroisent, les tableaux humains se succèdent le tout dans une langue baroque, maniant le burlesque, les traits cruels, le loufoque et l'humour grinçant. Lobo Antunes est un formidable manieur d'images et de mots. On se demande parfois même s'il n'abuse pas un peu de son talent.
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"Lorsque Vasco de Gama arriva en autocar à Vila franca de Xira..." : ainsi débute l'un des chapitres du Retour des caravelles, dans lequel António Lobo Antunes nous conte le retour des rapatriés d'Afrique au lendemain de la décolonisation.
L'auteur affuble ces colons débarquant dans un pays qui n'est plus le leur et dans une ville (Lisebone, forme ancienne de Lisbonne) qu'ils ne reconnaissent pas, du nom des héros du passé (navigateurs, écrivains...) qui ont fait la gloire du Portugal. Tels des revenants, ils sont les returnados. Les époques se télescopent, les anachronismes fusent dans ce roman baroque où les thèmes du désastre, de la décomposition et de la déglingue sont omniprésents. Les héros fatigués attendent un sauveur providentiel en la personne du Roi Sébastien, mort en croisade au Maroc…
António Lobo Antunes, grâce à la force de ses évocations et à la qualité de ses images, livre un texte singulier sur l'histoire du Portugal, avec un mépris de la chronologie qui ne doit pas décourager les puristes. Son écriture témoigne de son talent jamais démenti de grand écrivain.
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
Son corps de neptune destitué s'était détérioré au cours de  ces mois d'abandon depuis son retour d'Angola : il avait des furoncles, ses cheveux étaient tombés par plaques en divers endroits, il avait perdu neuf kilos six cents, était incapable de déterminer à cent mètres le tonnage des bateaux, n'avait plus que deux dents à la mâchoire inférieure et respirait difficilement, comme les poussins, d'un souffle court et rapide. Elle eut un coup au cœur qui fit gonfler son décolleté en constatant que le navigateur dont elle était tombée  amoureuse était en train de se métamorphoser peu à peu en un saurien empaillé de muséum d'histoire naturelle. Elle paya pourtant ses consommations sans qu'il s'en aperçût, demanda tout bas au garçon de remplacer l'alcool par de l'eau du robinet à partir du dix-septième verre, supporta ses entêtements d'ivrogne, lui fit servir un  sandwich à la viande qu'il repoussa fièrement d'un air écœuré, et sortit discrètement derrière le marin alors que, dans la rue, les petits crieurs de journaux annonçaient les dernières éditions et que les esclaves maures trottaient en direction de la Baixa pour s'entasser, fascinés par les péripéties des drames indiens, dans les cinémas permanents des Restauradores. faisant appel à la très longue expérience de son art  de manipulatrice des hommes solitaires, elle réussit à l'entraîner dans sa petite chambre du Terreiro do Paço en l'empêchant d'entrer dans les tavernes qui se multipliaient sur leur parcours comme les moisissures sur le fromage et dans les épiceries où nous avalions en guise d'hostie des pichets de vin vert jusqu'à onze heures du soir, affalés sur de grands sacs de haricots...
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Mais il y avait une chose plus importante que les pierres, une chose qui devenait de plus en plus importante, même, au fur et à mesure que la poussière de la solitude faisait germer les vêtements de la défunte dans les armoires : prendre son émondoir dans un tiroir, retirer son chapeau de paille des cornes de bubale du portemanteau, dissimuler son visage, malgré l'ombre du couvre-chef, derrière des lunettes en mica, et assister, à l'heure du déjeuner, tout en feignant de raser le buis du mur de clôture à coups de sécateur donnés au petit bonheur la chance, à la sortie des élèves du lycée de jeunes filles qui remontaient la rue sans faire attention à lui avant de disparaître en groupes chuchotants au milieu des arbres du jardin public en laissant derrière elles le sillage aphrodisiaque des équations du second degré que les clairons du bataillon balayaient au loin avec un empressement guerrier.
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Dieu sait que je ne voulais pas. Dieu connaît l'intimité de ma chair, la raison de mes péchés et le labyrinthe de mes intentions. Dieu est à mes côtés depuis l'Inde où mon père bivouaquait et faisait l'estafette à la douane du port tandis que ma mère, sous l'auvent et la pluie, faisait cuire la tortue du déjeuner, et il est resté à mes côtés au fil des ans, pliant les palmiers de la plage d'un seul doigt de son vent à l'époque de la mousson, et faisant tomber en plein jour une nuit noire qui tourneboulait les iguanes et les femmes. Dieu m'a emmené au Mozambique avec lui comme valet d'un marquis qui revenait au royaume dans une goélette aux voiles gonflées par les éventails des dames d'atour, lourde de toute une quincaillerie orientale vendue ensuite dans les tunnels du métro par des gourous squelettiques accroupis sur le sol à côté d'un fifre et d'une petite boîte de papiers à cigarettes.
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Il y a toujours des malheureux qui sont prêts à payer pour coucher avec une veille femme comme moi, des crétins qui m'escortent jusque dans ma chambre et grimpent mes cinq étages sans ascenseur en retenant de la paume de leur main les bonds de leur cœur moribond, qui plient soigneusement leur pantalon, qui rangent leurs chaussures côte à côte sous la chaise, qui s'assoient sur le lit, après m'avoir tendu l'argent, et me demandent Madame, s'il vous plaît, laissez-moi poser ma tête sur vous genoux, faites-moi des câlins comme ma tante quand j'étais petit, oui, comme ça, tout en passant délicatement la main sur les membranes sèches de mon pubis et la touffe clairsemée et grisonnante qui me reste, et n'allez pas croire qu'il s'agit de clients très jeunes, de gamins cérémonieux qui froissent entre leurs doigts les cinq cents escudos de leur mensualité, non, ce sont des ingénieurs et des commerçants bien habillés, des pères de famille qui portent une épingle à cravate et des souliers vernis, ou des professeurs de lycée divorcés en proie à l'insidieuse angoisse de la solitude, au sentiment d'abandon des gens qui dînent sur la table de cuisine, un hebdomadaire ouvert contre la bouteille de vin rouge, sans personne pour leur tenir compagnie.
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Le premier ami qu’ils se firent à l’hôtel Apôtre des Indes dormait trois matelas plus loin, il s’appelait Diogo Cão, avait travaillé en Angola comme agent de la Compagnie des Eaux, et quand, l’après-midi, une fois que la mulâtresse était partie au bar, il venait s’asseoir avec le petit et moi sur les marches de l’hôtel pour regarder sur les voliges des toits la frénésie des tourterelles, il m’annonçait, d’une voix déjà incertaine, tout en buvant au goulot d’une bouteille cachée dans la doublure de son manteau, que trois cents, quatre cents ou cinq cents ans plus tôt, il avait commandé les vaisseaux de l’Infant tout au long de la côte africaine. Il m’expliquait la meilleure façon d’étouffer dans l’oeuf des mutineries de marins, de saler la viande et de naviguer à la bouline, et combien il était difficile de vivre en ces temps rudes de huitains épiques et de dieux en colère, et je faisais semblant de le croire pour ne pas froisser la susceptibilité de ses emportements d’ivrogne, jusqu’au jour où il a ouvert sa valise devant moi et où, sous les chemises, les gilets et les caleçons tachés de vomissures et de lie de vin, j’ai vu apparaître des cartes anciennes toutes moisies et un carnet de bord en lambeaux.
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