Citations sur La baignoire de Staline (64)
Se souriant à lui-même, Turpin se dit une nouvelle fois que c’était cela, le sel de la vie en poste : les rencontres. La vie des autres, parfois tout juste entraperçue mais toujours riche d’enseignement, d’ébahissements, d’émotions.
_ Rapava était un homme d'Andropov. Et l'accession d'Andropov à la tête du KGB soviétique... Eh bien... Cela réveille de mauvais souvenirs. Son arrivée aux affaires a marqué la fin du dégel des années Khrouchtchev. Avec Brejnev, ils ont relancé la chasse aux dissidents. Le régime se durcissait à nouveau. C'est Andropov qui a eu l'idée géniale - Kartadze dessina des guillemets dans l'air avec les doigts de ses deux mains - de procéder à l'internement psychiatrique des opposants. Quelle époque...
Sur un côté du bureau trônaient une dizaine de matriochkas colorées, rangées en ordre croissant. Nougu dut se pencher pour s'apercevoir qu’elles représentaient les maîtres de la Russie depuis Nicolas II. La plus volumineuse des poupées figurait un Vladimir Poutine dodu et satisfait. Il est vrai qu'elle avait vocation à contenir toutes les autres.
C’est pourquoi Tskaltoubo nous intéresse, poursuivit le policier en redémarrant. Rouvre y est allé huit fois en cinq mois. C’est bizarre. Parce que ce n’est pas vraiment le genre d’endroit où on va passer le week-end. Vous verrez bientôt pourquoi.
_ Tskaltoubo... Je me demande bien ce que vous avez à y faire. Autrefois, on l'appelait « la capitale du thermalisme ». Ce fut l'un des projets pharaoniques de Joseph Staline Mais il n'y a plus rien là-bas. Que des ruines. Comme tout ce qu'il a construit, du reste .
Sa femme se leva soudainement en écrasant sa cigarette d'un geste agacé.
_ Je te rappelle tout de même qu'il a vaincu Hitler, lâcha-t-elle avant de disparaître.
_ oui, murmura Kartadze, comme s'il se parlait à lui-même. Mais pas tout seul. Avec l'aide de vingt millions de pauvres bougres soviétiques qui y ont laissé leur peau...
Puis il sembla se souvenir de Turpin, et fit un effort manifeste pour reprendre sur un ton qui se voulait encore malicieu :
_ Vous voyez, mon cher René. Ma femme est une vieille stalinienne. Elle se fâche dès qque je dis du mal du vieux bouc.
L'ambassadeur n'était pas encore là. René Turpin s'accorda quelques minutes d'oisiveté supplémentaires. Il songeait avec mélancolie au moment où il lui faudrait quitter son poste, dans quelques semaines, après quatre années de séjour. Il avait aimé ce pays. Sous l'âpreté montagnarde des Géorgiens se cachait une douceur de vivre qu'on apprenait au gré de leurs banquets joyeux et généreux, de leurs chansons tristes, de leurs danses. à la violence des moeurs caucasiennes répondait une nonchalance orientale dont on s'imprégnait pas à pas, sans hâte, avec la satisfaction de celui qui vient de loin et qui est bien accueilli.
Une scène de crime représentait toujours une défaite. Un meurtre qu'on n'était pas parvenu à prévenir. Un individu que la police n'avait pas pu protéger. La criminologie, même dans ses versions les plus modernes, comme celle qu'on lui avait enseignée en France, était une science de l'échec. Certes, on finissait presque toujours par deviner ce qui s'était passé. Avec un peu de chance, on arrêtait même des suspects. Mais on ne faisait pas revenir les morts.
La criminologie, même dans ses versions les plus modernes, comme celle qu’on lui avait enseignée en France, était une science de l’échec. Certes, on finissait presque toujours par deviner ce qui s’était passé. Avec un peu de chance, on arrêtait même des suspects. Mais on ne faisait pas revenir les morts.
En dévalant à l'aube la pente mal pavée de la rue Tchovelidze, il éprouva l'étrange sensation d'être soudain replongé dans la vie d'autrefois. Perçant à grand-peine d'épais nuages noirs, le soleil blafard de ce matin de juin semblait projeter sur les façades un crépi soviétique. Il lui fallut contourner une vieille Volga rouillée privée de ses roues, accroupie en biais sur le trottoir. Au coin de la rue Barnovi, trois chats se disputaient une carcasse de pigeon sur la chaussée gluante. Tout le quartier de Vera, d'ordinaire si riant avec ses maisons basses couvertes de vigne vierge, semblait être retombé durant la nuit dans la misère prolétarienne. En levant la tête il distingua tout juste l'arête de la colline de Didoubé, qui flottait dans un brouillard jaunâtre de l'autre côté du fleuve. Tbilissi dormait encore, et ne s'éveillerait sans doute pas avant une ou deux heures. Au loin sur la droite, les cyprès du cimetière de Koukia formaient une rangée de sombres pénitents. Un convoi de wagons-citernes chargés de pétrole passa en brinquebalant vers l'ouest, en direction de la mer Noire. Bizarre, cette impression d'être revenu en arrière... Fallait-il voir dans ces reliefs du passé les présages d'une mauvaise journée ?
(INCIPIT)
Nougo Shenguelia n'aimait pas les scènes de crime. C'était moins leur côté morbide que le sentiment d'être arrivé trop tard qui le perturbait. Une scène de crime représentait toujours une défaite.