Le festin des fauves

Il ingurgite une demi-tasse de café et maugrée en regardant les enchères eBay en cours sur une planche originale de Will Eisner, le créateur du Spirit, représentant le justicier tapi sur un toit, son célèbre chapeau dégoulinant d’eau de pluie. Cette page de 1950 a déjà atteint un prix qui excède ce que son salaire de lieutenant peut lui permettre. La journée commence mal. Il répond machinalement à un de ses collègues qui le consulte sur un point technique en regardant avec nostalgie la belle planche de BD en noir et blanc qui vient de lui passer sous le nez.

Le docteur Jacques Dellandes fend l’assemblée tétanisée de terreur par la monstruosité de ce malaise. Il s’agenouille auprès de Delaunay, jure entre ses dents devant l’ampleur de l’hémorragie : leur hôte pisse le sang par tous ses orifices

Il vomit du sang, sombre comme du sang artériel. Il tombe à genoux au milieu des cris d’effroi de l’assemblée. Il sent que tous ses organes se liquéfient peu à peu. Du sang coule à flots par son nez et il en expulse un dernier jet avant de s’effondrer au centre d’une flaque rouge qui recouvre peu à peu la terrasse.

- Chers amis initiés…

Il ne peut terminer sa phrase, la brûlure devient trop vive. Il porte une main à son ventre et fait un signe de l’autre pour s’excuser. Un murmure parcourt l’assistance. Il se redresse et tente de se reprendre, mais une nausée monte dans son œsophage et le brûle comme de la lave. La douleur est atroce. Il tousse. Du sang éclabousse sa main. Il titube, retire son masque qui se brise en tombant. Les murmures s’amplifient, même Sénécourt cesse de tripoter sa jeune compagne. Delaunay sent un liquide lui couler par le nez et les yeux, il s’essuie et croit défaillir quand il s’aperçoit qu’il s’agit de son propre sang. Il jure et tente d’appeler à l’aide quand la nausée envahit sa bouche. Ses tripes se contractent et il expulse un violent jet qui éclabousse les convives les plus proches.

Il sourit en contemplant le corset de cuir moulant qui peine à contenir la poitrine de la licorne et saisit le verre que lui tend une main gantée de latex noir :
– Je n’ai pas la chance de vous connaître, mademoiselle ?
– S’il n’y avait que du gibier d’élevage, votre chasse manquerait d’agrément.
– Avec qui êtes-vous venue ?
– Capturez-moi et vous saurez tout.
L’inconnue fait demi-tour et laisse Delaunay avec un désir inattendu.

Ce Bal des fauves sera le plus beau qu’il ait organisé, et celui qui lui aura coûté le plus cher. Sans regret, car il sait qu’être l’organisateur du bal libertin le plus prisé et le plus sélect de la capitale lui apporte bien plus en influence, réseau et obligés que toute autre mondanité. Ses convives constituent un aréopage unique d’industriels, de banquiers, de politiques de tout bord, d’artistes et de grandes fortunes. Dans ses salons se nouent des amitiés, des complicités et des pactes qui pèsent des centaines de millions d’euros. Peu importe le coût de ces orgies ; tant que ses convives en gardent un souvenir émerveillé, il en sort grand bénéficiaire

Deux lions sautent à la gorge d’un buffle et s’agrippent à sa peau de toutes leurs griffes, tendant leurs gueules vers la jugulaire de la bête aux abois. L’effet est saisissant

Delaunay, le maître des lieux, un énarque quinquagénaire élancé à l’élégance aussi soignée que sa crinière blanche, regarde les voituriers, de l’autre côté des grilles, qui se pressent de conduire les limousines et les voitures de sport des invités aux parkings les plus proches. Hormis ces allers-retours, la ville est déserte. Neuilly s’endort dans son calme bourgeois. Rasséréné, Delaunay aspire une longue bouffée de son cigare et rajuste son masque de tigre chinois.

Soudain, une licorne…

Le bal va pouvoir commencer. D’un claquement de doigts dédaigneux, Arnaud Delaunay ordonne aux deux vigiles engoncés dans leurs smokings de refermer les portes de la propriété. Les hommes s’exécutent, gênés par leurs masques de lions en bronze. Ces créations, inspirées par les sculptures des poignées de porte romaines aux sourcils proéminents et aux regards menaçants, confèrent aux gardes une présence archaïque. Dans un ballet rendu irréel par la lueur des lampadaires, ils poussent les lourds battants de fer forgé dont le claquement résonne. Puis ils font glisser une barre de fer derrière les grilles. Les convives du Bal des fauves se trouvent ainsi isolés de l’avenue qui les a menés jusqu’à la villa.