Le Sillon

Asli écrivit, devant k'immense vague de solidarité que la mort de Hrant déclencha en Turquie : "Etions-nous vraiment si nombreux ? Alors pourquoi nous sentions-nous si seuls depuis tant d'années ? Pourquoi avions-nous passé autant de temps dans cette solitude qui nous avait été imposée ? J'aurais tellement voulu que ce qui nous rassemble ne soit pas un assassinat. J'aurais tant voulu qu'en nous retournant vers la vie, nos vies respectives, on ne trouve pas autant de défaites, autant de déceptions,de désillusions."

Mais précisément, je dis, je ne veux aller nulle part. Je reste ici.

Comment veux-tu avoir une relation profonde - élever des enfants, je n'en parle même pas - avec un type qui a grandi sans Peau d'âne de Jacques Demy, qui ne sait pas qui sont Mary Poppins ni Barbe-Bleue. Les contes turcs commencent par la formule "il fut, il ne fut pas"; ça donne une idée du bouillon d'insécurité dans lequel baignent les rêves dans ce pays.

Dans mes livres d'écolière, en France, nous apprenions que cette région entre le Tigre et l'Euphrate qui est aujourd'hui partagée entre Turcs, Irakiens et Syriens pour la plupart kurdes, était le berceau de l'humanité,  le lieu de l'invention de la culture. Mais dans les écoles turques, le gouvernement a plutôt choisi de faire apprendre aux enfants que sur ces terres personne n'a jamais été exterminé,  allant jusqu'à organiser une sorte de concours de dissertation sur le sujet qui s'attira la colère indignée et impuissante de Hrant. 

Sur le mur en face de l'entrée du Muz, Georgi et sa femme ont sorti les pinceaux et tracent une nouvelle devise, en lettres capitales dansantes et en français : " Le seul moiyen d'affronter un monde sans liberté est de devenir si absolument libre qu'on fasse de sa propre existence un acte de révolte", Albert Camus.

P130 : "Il faut attendre d'être perchés sur le toît pour le voir se détendre. La bière aide plus que mes blagues qui tombent à plat.
P200 : ""Dans l'effondrement général, seul l'humanisme de Rakel, son indignation sans haine, sont demeurés intacts, survolant la mélée en répétant inlassablement les mêmes messages de paix. "Il ne s'agit pas de vivre ensemble, mais, plus important, de vivre heureux et égaux. Et libres, et dignes. Allons, finissons en avec l'inquiétude des colombes dans ce pays".
"On me conseille de ne pas être paranoïaque, argument qui a le mérite de faire mécaniquement augmenter mon degré de suspicion. "

Je sens une distance s'installer (...) Sans parler de ce petit détail : on ne fait plus l'amour (...) Je dis que la Saint-Valentin a dû être inventée pour permettre à des couples comme nous de faire l'amour au moins une fois par an.

Mais c'est nul l'écriture, on est seul face à son ordinateur toute la journée, je ne sais pas comment font les autres pour se concentrer mais moi je zone à la première occasion, je trouve toujours quelque chose à lire, vidéo à regarder, message à répondre, ce ne sont pas les sources de dispersion qui manquent. Je me demande pourquoi je tombe toujours sur les sujets les plus plombants aussi, je préférerais danser, boire, faire l'amour. "Tu crois que c'est si facile d'écrire un livre ? C'est un truc qui te pourrit l'existence", même Murat Uyurkulak le dit.

Le rédacteur en chef, figure du journalisme d'investigation qui peine à récolter les lauriers qu'il mériterait pour avoir dénoncé parmi les premiers l'attelage explosif entre l'AKP et les gülenistes, me reçoit un peu froidement. Ras-le-bol du voyeurisme des Occidentaux, vous voulez savoir quoi, si on a des pressions ? La réponse est non. On fait notre boulot. Je ne suis pas et je ne veux pas être un soldat de la liberté d'expression, juste un journaliste, un bon journaliste qui a inventé un média unique au monde, un nouvel outil d'information adapté aux réseaux sociaux. Voilà ce qu'on fait ici et ce qui devrait vous intéresser, j'aimerais bien voir arriver des investisseurs au lieu du défilé quotidien des confrères étrangers qui demandent avec un brin d'orientalisme ce qu'ils peuvent faire pour nous aider ; nous n'avons pas besoin d'aide, à part financière.

« Au cours de ces quinze dernières années, dix-huit autres journalistes ont été assassinés en Turquie, et douze sont actuellement emprisonnés. » Douze ! Une bagatelle vue de 2017. Les chiffres du jour donne cent cinquante-six journalistes derrière les barreaux, et le nombre d’assassinats et de ´suicides’ en prison reste l’angle mort de tous les rapports.