Citations sur Quand j'étais gone... (19)
L'école rouvre ses portes en juin et l'on sent que l'année scolaire a pris du plomb dans l'aile. L'atmosphère a changé, il s'est passé quelque chose d'indéfinissable en ce mois de mai où chacun a fait ce qui lui plaisait.
Les gamins ont découvert la solidarité, la violence de la lutte des classes et la chaleur des embrassades des grévistes victorieux. Ils ne voient plus les adultes avec le même regard, ils se rendent compte que l'instituteur, lui aussi, a changé de comportement et qu'il ne leur parle pas comme avant les événements. L'imagination des enfants, dopée par le caractère imprévisible de ce printemps très spécial, a pris des proportions incroyables.
Les soirées sont magnifiques. Les habitants du quartier descendent des chaises au pied des immeubles et discutent jusque tard dans la nuit des événements de la journée. Et des événements, en mai 68, il y en a à la pelle.
Mai 68. Une fin d’année scolaire anticipée sous un soleil radieux. La fermeture de l’école primaire de la cité HLM où j’habite a jeté des centaines d’enfants réjouis dans les cours d’immeubles. Et tous ces mômes jouent, conscients qu’un grand moment de liberté leur est offert et qu’il faut en profiter au maximum.
L’Amérique faisait rêver, maintenant elle inspire la peur. Les flics et les juges se trompent beaucoup trop souvent pour être honnêtes. Si un médecin blanc est victime d’une erreur judiciaire, imaginez un peu ce qu’un éboueur noir doit endurer s’il a affaire à la justice américaine ?
Ma grand-mère maternelle est gentille avec moi, mais je la sens toujours un peu distante, presque secrète. Je devine à son contact qu’elle dissimule ses émotions et que son image de femme dure est une façade. Son adresse, déjà, contient une part de mystère : rue Tête D’Or. Une adresse digne d’Alexandre Dumas ou de Gaston Leroux.
Je ne suis allé à l'école maternelle qu'une seule année. Je n'en garde pratiquement aucun souvenir, à part l'odeur écœurante de lait bouilli mélangée à celle, bien chimique, du bol en plastique dans lequel on nous sert le breuvage tiédasse.
Je fais mes premiers pas dans le stade de Gerland en tenant la main de mon père. Dès que je passe sous la porte monumentale, je me sens comme écrasé par la masse de béton grisâtre. Tony Garnier, l'architecte, n’a pas fait dans la dentelle, son œuvre grandiose me rappelle les arènes sanglantes de Ben-Hur. Je ne serais pas surpris que des chars, tirés par de magnifiques pur-sang, surgissent des vestiaires.
A Lyon on dit : "Si c'est vrai c'est dans le Progrès." Mon père a soigneusement découpé la page du journal dédiée au football pour avoir la composition des équipes et les derniers potins du vestiaire. Lyonnais jusqu'à la racine des cheveux, René souffre du manque de notoriété de sa ville, considérée par la presse sportive parisienne comme un hameau de province avec des footballeurs de pacotille.
Et chaque année, quand nous arrivons dans l'Aveyron, la Simca 1300 chargée jusqu'à la gueule, mon père nous montre le paysage et dit : "Ici c'est comme le Vietnam !" Il y a des expressions qui frappent l’esprit d’un enfant. Pendant très longtemps j’ai cru que le Vietnam ressemblait à l’Aveyron... le lac de Sarrans en moins.