Il connaissait le reste du trajet comme on connaît le couloir de la maison de son enfance, négociant en pleine nuit chaque coin, chaque porte, chaque angle de table.
Certains pensaient qu’ils étaient nés dépourvus de la capacité à obéir, et pourtant leur seul acte de rébellion consistait à croire que les puissants ne réussissaient jamais à les berner. Ils n’en retenaient que le goût savoureux de leur propre certitude.
Un peu avant 30 ans, on se rend compte que notre entourage peut prendre deux chemins différents. Certains conservent sans peine leur jeunesse, tandis que chez les autres le temps commence à faire son oeuvre comme l'eau s'infiltre par une brèche dans la coque.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Éric Frye était un des seuls Noirs dans leur bahut. Il n'avait pas particulièrement été la cible d'un racisme ambiant, mais à un moment on avait remarqué qu'il n'avait pas essayé d'intégrer l'équipe de basket, qu'il n'y connaissait rien en rap et qu'il était discret et intelligent (son père était orthodontiste, sa mère institutrice à l'école de Grover Street). Quelqu'un avait commencé à l'appeler "Whitey" dans son dos et c'était resté.
Bill observa les drapeaux agités, le nationalisme décérébré, la puissance militaire invoquée comme panacée, et tout cela lui évoqua un mauvais film, un vernis commode posé sur le culte national du massacre.
Ben avait envie d'écrire une chanson sur Rick, sur ce style de mec qu'on trouve un peu partout dans le ventre boursouflé du pays, qui enchaîne Budweiser, Camel et nachos accoudé au comptoir comme s'il regardait par-dessus le bord d'un gouffre, qui peut frôler la philosophie quand il parle football ou calibres de fusil, qui se dévisse le cou pour la première jolie femme mais reste fidèle à son grand amour, qui boit le plus souvent dans un rayon de deux ou trois kilomètres autour de son lieu de naissance, qui a les mains calleuses, un doigt tordu à un angle bizarre à cause d'une fracture jamais vraiment soignée, qui est ordurier et peut employer le mot 'putain' comme un nom, adjectif ou adverbe, de manières dont vous ignoriez jusque-là l'existence ("On est putain de bien ici, putain", dit Rick assis dans l'herbe, en admirant le miroitement nocturne de Jericho Lake). Pourtant, son ami n'avait rien d'ordinaire. Il vivait en roue libre, était têtu comme une mule et aussi rusé qu'un coyote. Il portait en lui des océans entiers, toute la nature du pays, des fantômes farouches et quelques centaines de milliers d'étoiles.
New Canaan était maudite avait-on décidé collégialement. Leur génération, celle des cinq premières promotions du millénaire naissant, évoluait dans la vie avec un piano suspendu au-dessus de la tête et une cible peinte sur le crâne.
Un peu avant 30 ans, on se rend compte que notre entourage peut prendre des chemins différents. Certains conservent leur jeunesse, tandis que chez les autres le temps commence à faire son œuvre comme l’eau s’infiltre par une brèche dans la coque
Nous entretenons avec le ciel de l’endroit où nous avons vu le jour une intimité qui dépasse le mouvement des nuages ou le clignotement des étoiles.
Pour elle, le monde naturel existait de la même façon qu’il existe pour la majorité des populations du Nord : un parc à thème, un Disneyland de plus. Un des luxes de la modernité était de ne jamais avoir à se demander si l’asphalte d’un parking risquait d’écraser le sol, de déranger un écosystème fragile, d’expulser une colonie d’insectes, d’oiseaux ou de petits mammifères. Ou bien de ne jamais songer que ce parking lui-même n’était guère qu’une miniature d’un phénomène bien plus vaste et sinistre : une guerre contre la biosphère vivante. On parle d’anthropocène, mais il serait plus exact de l’appeler nécrocène : une ère géologique déclenchée par l’être humain, dans laquelle le profit découle de l’exploitation et de l’extinction, l’immense capital accumulé finançant des dévastations plus grandes encore en un cycle fatal.