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Critique de SophieLesBasBleus


Lire le roman de Carole Martinez en avant-première est un privilège et surtout un immense plaisir dont je remercie les éditions Gallimard et l'opération Masse Critique de Babelio !

Lorsque je commence un roman de Carole Martinez, ça me fait comme un froufroutis d'abeilles dans le ventre, tant je suis impatiente de pousser la porte du monde que ses mots ouvrent devant moi. Je sais qu'en la compagnie de ses personnages je vais traverser les miroirs du temps, du réel et de la fiction. Je sais que je pars pour une aventure exaltante dont je sortirai enrichie de mille trésors moirés. Je sais tout cela et pourtant je suis toujours médusée du foisonnement des ricochets narratifs qui jouent à merveille de toutes les ressources de la langue et de l'étroite imbrication entre réel et fiction.
Avec "Les roses fauves", son dernier roman, l'auteure nous entraîne au coeur de la création littéraire, dans un labyrinthe romanesque époustouflant. La trame narrative et la récurrence des motifs servent de fils d'Ariane, parfois tendus à l'extrême, parfois si arachnéens que l'on croit les perdre et se perdre, mais la conteuse possède une telle maîtrise de son art qu'elle sait nous rattraper et nous réorienter dans ce réseau si dense d'histoires entrelacées. Les arabesques narratives s'enroulent sur elles-mêmes et la lecture se fait jeu. Un jeu qui cache pour mieux révéler.
La narratrice du récit-cadre se nomme Carole, est écrivain et s'installe pour quelques mois à Trébuailles, en Bretagne, pour y écrire son deuxième roman inspiré par "Barbe-Bleue". C'est une simple carte postale qui l'a attirée là, l'image d'une silhouette de femme qui s'éloigne dans le village. Une femme qui semble boiter. Alors que sa première oeuvre s'intitule "Le coeur cousu", voilà que Carole fait la connaissance de Lola Cam, la postière dépositaire des cinq coeurs cousus de ses aïeules. A l'intérieur de chacune de ces enveloppes au tissu érodé, des dizaines de petits papiers gardent les secrets que ces femmes ont écrits juste avant de mourir. La tradition veut que ces coeurs soient transmis à la fille aînée avec interdiction de les découdre. Mais lorsque l'un des coeurs, trop usé, laisse échapper les confidences d'Inès Dolorès, trisaïeule de Lola, comment ignorer ces "cris du coeur" ?
Avec la lecture des papiers pliés, le passé s'insinue dans le présent, la fiction vient troubler la réalité en lui donnant une autre profondeur et en remodelant les destinées des personnages. Comme un choeur antique, les vieilles femmes du village commentent les évènements, évoquent les vies et morts de ceux qui deviennent la matière romanesque de l'auteure. D'une génération à l'autre, les motifs se répètent, les femmes sont boiteuses, les hommes sont fous d'amour et en meurent, les enfants sont conçus par l'ombre portée des morts. A Trébuailles, on trébuche au moment des épousailles. Des graines de roses vieilles de plus d'une centaine d'années fleurissent en quelques jours et exhalent un parfum maléfique pour les écrivains trop enracinés dans leurs histoires.
A l'image de ces rosiers-ogres, de ces rosiers-fauves qui accaparent tout l'espace, qui débordent du passé vers l'avenir, qui traversent le vrai, le vraisemblable et le chimérique avec la même force dévorante, qui distribuent la vie comme la mort, l'amour comme la haine, le roman de Carole Martinez étend ses racines et ses ramifications dans de multiples directions interprétatives et happe le lecteur jusqu'à lui faire ressentir les épines des destins froissés. Roman de métamorphoses reflétées par les variations de l'écriture, roman-conte, roman-univers, "Les roses fauves" s'abreuve à toutes les sources de l'imaginaire et dévoile la féconde porosité des frontières entre la réalité et la fiction. L'auteure dessine une narratrice en quête de personnages, une narratrice sur le point d'être envahie par son invention, et laisse au lecteur le plaisir infini de faire "[ses] choix en lisant". Lola devient ainsi "un bouquet composé à partir de mots écrits, et de [nos] propres souvenirs, de [nos] matériaux intimes. Elle sera notre oeuvre commune, notre enfant, conçue dans le mitan du livre où nous dormons ensemble, lecteur et auteure, mêlés dans un même nid de ronces" (p.31).
Mais c'est aussi, et peut-être surtout, un grand roman de l'amour-amor-à mort vécu par des femmes qui marchent, qui boitent... et qui meurent en brodant leurs secrets. Un roman que l'on en finit pas d'explorer car le lacis de significations ne cesse de se reconfigurer par des mises en relation différentes.

Un roman proliférant et absolument éblouissant !

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