Des années à la Salpêtrière lui avaient fait comprendre que les rumeurs faisaient plus de ravages que les faits, qu’une aliénée même guérie demeurait une aliénée aux yeux des autres, et qu’aucune vérité ne pouvait réhabiliter un nom qu’un mensonge avait souillé.
- On accepte bien qu’une jeune fille ait vu la Vierge à Lourdes.
- Il ne s’agit pas de la même chose.
- Pourquoi ? Pour quelle raison est-il accepté de croire en Dieu, et inconvenant de croire aux Esprits ?
- La croyance et la foi sont une chose. Voir et entendre des défunts, comme vous le prétendez, est anormal.
- Vous voyez bien que je ne suis pas folle. Jamais je n’ai souffert d’une crise. Je n’ai aucune raison de rester ici. Aucune !
Le père Cléry tend les paiers signés à Geneviève. Elle jette un coup d'œil aux documents, puis regarde l'homme.
- Puis-je vous poser une question?
- Je vous en prie.
- Pourquoi faire interner votre fille, si vous n'attendez pas qu'elle soit soignée. Nous ne sommes pas une prison. Nous œuvrons à guérir nos patientes.
...
- On ne converse pas avec les morts sans que le diable y soit pour quelque chose. Je ne veux pas de cela dans ma maison. À mes yeux, ma fille n'existe plus.
La foi inébranlable en une idée mène aux préjugés.
Au dehors, le tapis blanc sur les pavés continue de s’épaissir. Immobile, face à la fenêtre, Geneviève songe au jardin du Luxembourg en hiver. L’aspect parfait de ses allées immuables. Le calme froid. Les traces de pas laissées dans la neige épaisse.
Entre l’asile et la prison, on mettait à la Salpêtrière ce que Paris ne savait pas gérer : les malades et les femmes.
Messieurs, bonjour. Merci d’être présents. Le cours qui va suivre est une démonstration d’hypnose sur une patiente atteinte d’hystérie sévère. Elle a seize ans. Depuis qu’elle est à la Salpêtrière, en trois ans nous avons recensé chez elle plus de deux cents attaques d’hystérie. La mise sous hypnose va nous permettre de recréer ces crises et d’en étudier les symptômes. À leur tour, ces symptômes nous en apprendront plus sur le processus physiologique de l’hystérie. C’est grâce à des patientes comme Louise que la médecine et la science peuvent avancer.
Geneviève esquisse un sourire. Chaque fois qu’elle le regarde s’adresser à ces spectateurs avides de la démonstration à venir, elle songe aux débuts de l’homme dans le service. Elle l’a vu étudier, noter, soigner, chercher, découvrir ce qu’aucun n’avait découvert avant lui, penser comme aucun n’avait pensé jusqu’ici. À lui seul, Charcot incarne la médecine dans toute son intégrité, toute sa vérité, toute son utilité. Pourquoi idolâtrer des dieux, lorsque des hommes comme Charcot existent ? Non, ce n’est pas exact : aucun homme comme Charcot n’existe. Elle se sent fière, oui, fière et privilégiée de contribuer depuis près de vingt ans au travail et aux avancées du neurologue le plus célèbre de Paris.
Babinski introduit Louise sur scène. Submergée par le trac dix minutes plus tôt, l’adolescente a changé de posture : c’est désormais les épaules en arrière, la poitrine gonflée et le menton relevé qu’elle s’avance vers un public qui n’attendait qu’elle. Elle n’a plus peur: c’est son moment de gloire et de reconnaissance. Pour elle, et pour le maître.
Les rêves sont dangereux, Louise. Surtout quand ils dépendent de quelqu'un.
- Justement, papa, faites-moi confiance. Vous me connaissez, je ne suis pas folle.
- N'est-ce pas justement ce que les folles te répètent à longueur de journée ?
Discret et fidèle, ni un regard ni un mot de trop, il était de ces domestiques qui confortent les bourgeois dans leur idée que certains hommes sont faits pour en servir d'autres.