En vérité, il était réputé très riche parce qu’il avait dépensé bien des fortunes dans sa vie et que c’était cela la vraie richesse : ne rien garder, flamber, jeter l’argent par les fenêtres, sans quoi l’argent devenait vite un boulet qui entravait les pas et noircissait les âmes.
Papu Jag, demandait par exemple Nanosh, y a-t-il des hommes dans la Lune ?
— Il n’y en a plus qu’un seul, hélas, répondait Jag. Mais autrefois, il y en avait beaucoup ! Ils menaient une vie facile : leur seul travail était d’entretenir le feu pour que la lune brille. À cette époque-là, elle était toujours pleine. Mais un mauvais homme, un gadjo qui n’aimait pas ses semblables les bannit de la lune. Depuis, le mauvais homme doit entretenir le feu tout seul, et il n’y parvient pas, c’est pourquoi la lune s’éteint régulièrement. Quand elle commence à se rallumer, c’est que le gadjo est en train de souffler sur les cendres. Quant aux hommes qu’il a chassés, ils se sont dispersés très loin dans le ciel et Devel leur a donné la mission d’allumer chaque jour les étoiles. Si vous regardez bien, vous les verrez qui portent des fagots…
Dans la kumpania, on se méfiait beaucoup de ceux qui savaient lire. Les livres étaient des prisons pour les mots, des prisons pour les hommes. Les premiers comme les seconds n’étaient libres qu’à virevolter dans l’air ; ils dépérissaient sitôt qu’on les fixait sur une page blanche ou un lopin de terre.
Préparez les attelages, ordonna Svetan, nous partons à l’aube. »
Le violon du vieux Jag cessa soudain de rire. Tous quittèrent le cercle du brasier et s’enfoncèrent dans la nuit. L’haleine des chevaux soufflait des nuages et les étoiles au ciel semblaient cligner des yeux.
C'était une nomade elle aussi, et en tant que telle elle connaissait la valeur des choses : en fait, les choses n'en avaient pas, de valeur ; c'étaient les êtres qui comptaient, et eux seuls.
« Dis-moi, mon garçon, demandait Jag qui aimait les fables, qu’est-ce qui est mieux pour un mouton, le berger ou le loup ?
- Le berger.
– Et qui tond le mouton ?
– Le berger.
- Et qui le tue pour le manger ?
- Le loup !
- Non, Anton. c’est encore le berger. Il est bien rare qu’un loup parvienne à tuer un mouton, parce que le berger veille et il a de gros chiens. Mais qui donc protège le mouton quand le berger vient l’immoler ?
- Personne.
- Et pourtant de qui a peur le mouton : du berger ou du loup ?
- du loup !
- Oui mon garçon, voilà bien tu le drame des hommes : ils sont exactement comme les moutons. On leur fait croire à l’existence de loups et ceux qui sont censés les protéger sont en fait ce qui les tondent et les tuent.
p. 54
« Qui n’a jamais vu la pluie d’automne sur la Pologne ignore ce qu’est la mélancolie » avait dit Jag. (…) C’est vrai que l’éternel rideau de larmes fines rendait flou le paysage et tristes les hommes; mais parfois, quand le soleil parvenait à percer, on voyait naître de grands arcs-en-ciel, ou un rayon oblique tombant comme une gloire irisant quelques arbres et leur donner l’air d’une enluminure joyeuse.
Ne laissez pas le souvenir du malheur vous dévorer ,sans quoi vous ne serez bientôt plus qu'une enveloppe vide .
Les existences parfois s’écrivent dans des langues inconnues, forçant ceux qui les vivent à tenter de déchiffrer les hiéroglyphes qu’ils ont pourtant eux-mêmes gravés. (p.240)
Lui aussi souffrait de voir le monde se fermer. Il rêvait toujours d’horizons infinis, de plaines immenses, de moutonnements et de steppes, de libres galops. (p.236)