Pardonner c’est donner la culpabilité de l’autre.et introduire la paix en soi.
Avant c'était normal qu'ils soient tous là, elle les avait sous la main. Elle décidait de ce qu'ils portaient, de ce qu'ils mangeaient, de qui ils voyaient. Ils voulaient s'en aller toujours, et elle passait son temps à les retenir, mais ils n'avaient pas le choix, ils habitaient là, pour partir il fallait qu'ils demandent la permission. C'est un changement, après avoir passé des années juste à donner des ordres et à se faire obéir. Maintenant, ils viennent moins souvent.
Quand on a vécu dans le silence, les moqueries sont délicieuses.
Elle regarde sa montre. Ils ne devraient pas tarder. Elle regarde la table vide. Et toutes les chaises autour. Aujourd'hui il n'y aura pas de chaise vide, se dit-elle. Ils seront tous là. Dans quelques minutes ils seront là. Ils viendront peupler le silence et le vide. Ajouter leur chaleur à la chaleur de l'air. Et pendant qu'ils parleront, Esther verra se resserrer les fils qu'elle a si patiemment noués et que la vie, injuste et acharnée, a distendus, effilochés, cassés.
Elle a envie de punir. De frapper presque. Elle a envie de lui dire d'aller ranger sa chambre. La mère se sent exclue. Elle n'est que mère dans la vie de sa fille. Une petite partie de son existence. Alors que, pour elle, la fille est toute son existence.
Esther n'appelle jamais elle-même. Elle ne veut pas. C'est Vanessa qui doit appeler, Esther y tient. Comme un principe. Comme une punition. Pour punir Vanessa de l'avoir laissée. De ne pas l'aimer assez. De l'aimer mal. C'est elle qui doit appeler.
Dans la famille, il n'y a pas d'affection. On ne sait pas se toucher. Le corps est absent. Aussi absent que les espoirs. La même peur de décevoir. La même peur du rejet, de l'énervement formidable si on s'approche trop. Chacun doit rester en soi. Se maîtriser. Ne pas donner aux autres la responsabilité de s'aimer.
Il fait bon dehors. Les réverbères sont des oranges brillantes qui dansent contre le fond noir de la ville.
Quand ils étaient petits, il leur disait toujours : "Je travaille pour vous. Je travaille pour vous offrir des vacances. Pour que vous ne soyez pas moqués à l'école. Pour que vous puissiez partir au ski. Pour que vous n'ayez pas honte d'emmener vos amis à la maison. Pour que vous puissiez faire des études. Les études que vous voudrez. Aussi longtemps que vous voulez. Et je pourrais payer. Je pourrai toujours payer." Il disait : "Je travaille pour que vous n'ayez pas à compter les poux sur votre corps comme j'ai dû le faire. Que vous n'ayez pas à voler des os dans les poubelles des bouchers." Quand il disait ça, les enfants se taisaient. Esther aussi se taisait.
Le destin d'une mère, c'est de laisser partir ses enfants. De son ventre, de sa maison, de ses bras.