Le Viking qui voulait épouser la fille de soie

Si tu sens que tu ne peux pas garder pour toi ce que je vais t'apprendre, tu dois creuser un trou, y chuchoter les secrets et les recouvrir de terre pour qu'ils y restent.

Pendant qu'elles tissaient, Arnlög leur chantait des incantations magiques et contait les épopées de ses dieux. Avec le temps, elles comprenaient assez bien ses paroles, mais elles eurent vite la tête qui tournait à entendre les noms de toutes ces divinités, et elles n'arrivèrent pas à comprendre qui était l'époux de qui. Cela ne semblait d'ailleurs pas avoir grande importance, ils avaient tous des amants et des maîtresses. Et parfois Arnlög oubliait ce qu'elle avait déjà conté et refaisait le même récit quoique d'une toute autre manière. Mais elle était une conteuse extraordinaire ! Poisson d'Or et Petite Marmite écoutaient, bouche bée, et oubliaient parfois leur terrible nostalgie des jardins de roses et des palmiers, du vin et des coussins de soie du sud.

Mais dites-moi, riposta Arnlög qui n'aimait pas qu'on rie d'elle, quel intérêt y a t-il alors pour nous les femmes de devenir chrétiennes ? Si cela nous prive de nos déesses et de nos prêtresses et si nous devons nous soumettre aux hommes et être considérées comme impures ? Qu'y a t-il pour nous dans le christianisme ?

Que va-t-il advenir de nous, pauvres constructeurs de bateaux, si les gens se mettent à marcher sur l'eau ?

Ce soir-là fut le premier de nombreux banquets joyeux à la ferme. Dans la nuit, quand l'hydromel avait fait son effet, on se mit à déclamer des vers s'adressant les uns aux autres. Un des hommes de Birka était très versé en poésie et, à la surprise de tous, Kåre aussi montra des talents de scalde.

"Hommes de Birka ripaillent
ils beuglent et ils braillent
Une rivière d'hydromel
dans leurs gosiers ruisselle
La moisson d'un an
le pauvre paysan
voit s'évaporer
dans leurs gorges assoiffées !"

L'enfant vint au monde peu avant le solstice d'hiver, un nouveau-né grand et bien portant. Petite Marmite cria beaucoup et agita les bras et les jambes en jurant de ne plus jamais avoir d'enfant.
Radoslav la regarda, le front plissé, et il finit par dire à Arnlög:
"Les femmes devraient rester imperturbables et supporter cette douleur. Après tout, c'est la seule qu'elles aient à endurer. Les femmes restent à la maison, les hommes partent à la guerre!
-Ha! rugit Arnlög, furieuse. Tous les hommes ne partent pas à la guerre, mais beaucoup de femmes meurent en couche! Je préférerais me tenir trois fois derrière le bouclier plutôt que d'avoir à accoucher une seule fois!"

Elle le regarda encore, longuement et attentivement. Sur son visage elle vit toute la tendresse qu'autrefois il réservait à ses hérissons, et elle tenta de sourire malgré ses lèvres gercées.
" On ne peut pas dire que tu sois bel homme, Kare Sabjornsson, mais il me suffit amplement de savoir que tu es un homme bon, et que tu ne changes pas. Donne-moi encore à boire!"

Säbjörn, constructeur de bateaux dans le Blecinga,
sa maisonnée et son foyer,
son épouse disparue
et la soeur de celle-ci,
la völva qui parle aux oiseaux.

Säbjörn était un homme qui vivait avec ses domestiques et ses esclaves dans une ferme délabrée sur Möckelö, une île de la côte est du pays qu'on nommait le Blecinga. Ce nom lui venait peut-être du calme plat, le bleke, qui règne souvent sur l'eau, encore aujourd'hui, entre les nombreuses îles le long du littoral. Mais à l'époque qui vous sera narrée, ces régions n'avaient rien de calme. Beaucoup de navires passaient ici ou cherchaient refuge dans les baies de l'archipel. Certains navigateurs se présentaient sans mauvaises intentions, les bateaux chargés de marchandises. D'autres surgissaient la nuit pour piller et voler, et souvent on n'avait pas le temps d'apprendre d'où ils venaient que leurs haches avaient déjà parlé.

"Pourtant ils disaient tous d'une seule voix qu'ils avaient les mêmes dieux, un qui s'appelle Jésus et qui sait marcher sur l'eau, et sa mère qui s'appelle Marie, et puis il y a un oiseau sacré aussi. Le plus éminent de tous est quelqu'un qu'ils appellent simplement le Seigneur - comme s'il n'y en avait qu'un! Je suppose qu'il se situe au-dessus d'eux, un peu comme Odin chez nous. (...)
Et quand les prêtres de Brême ont compris que les prêtres d'Orient voulaient construire une église à Vång, ils sont devenus fous furieux parce qu'ils avaient pensé faire la même chose! Un soir ils ont commencé à se battre, des prêtres de l'Eglise romaine contre des prêtres d'Orient, et comme ils ne portaient pas d'armes, ils se tapaient et se cognaient dessus avec ces croix qu'ils utilisent pendant leur culte. J'ai essayé de les séparer, mais ils m'ont lancé des injures dans leurs étranges langues. "Pourquoi vos dieux doivent-ils forcément être tous les mêmes? ai-je dit. Chez nous, nous avons beaucoup de dieux qui nous aident de différentes manières dans la vie! (...)
Les prêtres ont été très indignés et pour une fois ils étaient d'accord. "Il n'y a qu'UN dieu!" ont-ils hurlé. Complètement fous! (...)
En tout cas j'espère que ni les uns ni les autres n'auront trop d'adeptes ici dans les Blecinga! termina-t-il. Que va-t-il advenir de nous, pauvres constructeurs de bateaux, si les gens se mettent à marcher sur l'eau?"

Ne fais jamais confiance à un homme aux yeux bleus, car tu ne lis pas ses pensées.