Citations sur Quel modèle de bibliothèque ? (19)
Ce qui pourrait en revanche disparaître, c'est la notion de "modèle" de bibliothèque dont la nécessité normative ou culturelle n'est plus évidente, à l'heure où chacun possède désormais la sienne au bout de ses doigts. Avec le temps, toutes les bibliothèques semblent possibles, laissant au bibliothécaire un vaste champ d'initiatives et d'expression. il peut rêver que, finalement, une bibliothèque n'est ni un édifice ni un ensemble de collections ou de services : c'est une compétence et un état d'esprit.
Les choix technicistes, qui ont présidé depuis quelques décennies à la définition du métier de bibliothécaire, sont en train de trouver leur limite. Longtemps, le maniement d'un catalogue en ligne sans appropriation des contenus a été la fonction principalement valorisée, jusqu'à parfois faire naître des vocations d'analystes-programmistes. Cette tentation récurrente a brouillé l'image du métier de bibliothécaire. On ne s'explique pas bien ce refus de l'hybridation avec le métier de documentaliste ou d'enseignant, sinon par le refus, au fond, de la dimension didactique du métier.
L'importance du caractère éducatif de la bibliothèque peut s'expliquer par le modèle catholique qui se joue dans le rapport au livre. Avec l'anticléricalisme qui se développe à la fin du XIXe siècle, ce modèle catholique de la bibliothèque, qui implique une médiation dans l'accès au savoir, loin d'être renversé, se retrouve pris dans une continuité historique, où la censure d'autrefois à l'égard du lecteur, est transformée en une lutte contre son ignorance. Comme l'écrit Daniel Lindenberg : "Dans notre propre ère culturelle, très marquée par la lutte séculaire de l'Eglise et de l'Ecole, on présume au contraire que le sujet supposé vouloir est à construire. La cible n'est pas la censure mais l'ignorance, et plus précisément encore l'obscurantisme. D'où un aspect très net "d'évangélisation" laïque prise, dès avant 1914, par toutes les formes de ce que l'on n'appelait pas encore "l'action" ou "l'animation" culturelle." Distinguée de l'école, la bibliothèque est cependant conçue comme éducative, ce qui a sans doute conduit à sa position marginale au sein du champ culturel.
Le sociologue Stéphane Wahnich, dans une enquête réalisée sur la fréquentation des bibliothèques en 2005, a ainsi montré que "lorsque de vrais réseaux existent, un échantillon large des populations vient en bibliothèque". L'enquête du CREDOC montre que " le nombre d'établissements dans la commune constitue également un facteur très favorable à la fréquentation : ce sont les communes comptant plusieurs bibliothèques qui ont le taux d'usagers le plus élevé."
Les américains vont plus loin et le rapport Calhoun propose à la Bibliothèque du Congrès de passer à la logique "wiki" de contributions libres pour constituer et enrichir les catalogues collectifs. Elle pense que les informations recueillies couvriront un champ plus vaste que celui qui est à la portée des seuls bibliothécaires et que, tout compte fait, les erreurs seront finalement plus rares et moins fatales, selon le pari de Wikipedia, en se corrigeant les unes les autres pour établir une vérité.
La discrétion est constitutive de la bibliothèque, longtemps perçue comme un lieu d'étude, en retrait du monde, dans la tradition monastique. La laïcisation brutale au moment de la Révolution ne s'est pas accompagnée d'une appropriation politique suffisante. Les enjeux de l'école ont masqué la place que pouvait occuper à bon droit l'outil bibliothèque pour la communauté. Le fait qu'il y ait des exceptions réussies ne doit pas dissimuler que l'ensemble du réseau ne s'est pas inscrit dans une dynamique de ce type.
L'action culturelle est une spécificité du modèle de la médiathèque française et l'une de ses caractéristiques les plus vantées, tant en France qu'à l'étranger. Mais érigée comme un principe par le modèle, elle est aussi devenue une évidence, voire une doxa rarement interrogée ni sur la forme, ni sur le fond. Les formes en sont multiples, et pas toujours nécessairement adaptées. (...) L'impact des animations dans la promotion culturelle et la démocratisation est loin d'être prouvé. Il semble plutôt que ce soit toujours le même type de public qui les fréquente. En outre, l'articulation revendiquée entre la politique d'action culturelle et les collections est souvent théorique, et l'effet tout aussi aléatoire.
La médiathèque à la française est ainsi un objet polymorphe aux contours à la fois indécis et implicites. De là, une certaine ambiguïté des objectifs auxquels chacun donne le sens qu'il souhaite, de là également, la fragilité de l'équilibre sans cesse remis en question entre les différentes fonctions de la bibliothèque publique, à la fois lieu d'éducation, de formation, d'information et de culture.
L'essence républicaines des bibliothèques françaises, ayant vocation à desservir tous les citoyens de la même manière, partant de la volonté de former des citoyens français ayant et devant disposer d'un bagage culturel homogène, est évidemment contraire à l'approche anglo-américaine prenant davantage en compte la diversité culturelle, fruit de la juxtaposition de communautés. Si les bibliothèques françaises s'attachent prioritairement à une logique d'offre, conduisant à augmenter et étendre les collections, les bibliothèques anglo-saxonnes se tournent vers l'analyse de la demande sociale, incluant une étude approfondie de ses mutations.
La médiathèque doit évoluer et ne peut plus faire l'économie d'une remise en cause de l'unicité et de l'universalisme qui la sous-tendent. Elle doit savoir reconnaître et intégrer la diversité de ses publics, non pas de manière conjoncturelle mais structurellement, c'est-à-dire en acceptant la différenciation et la personnalisation de son offre. En outre, le modèle de la bibliothèque centrée sur la production et la distribution de collections est de plus en plus remis en cause. Il faut passer "d'une croissance extensive où l'objectif était de moderniser le territoire en faisant que le prêt le couvre en totalité, à une croissance plus intensive et plus qualitative"