Il vit donc de biscuits au gingembre, pensai-je; il ne prend jamais, à proprement parler, de déjeuner; il doit être végétarien; mais non, il ne mange même pas de légumes; il ne mange que des biscuits au gingembre. Mon esprit se perdit alors en rêveries au sujet des effets probables qu’une alimentation consistant exclusivement en biscuits au gingembre pouvait avoir sur la constitution humaine. Les biscuits au gingembre sont ainsi appelés parce que le gingembre participe à leur composition et détermine en fin de compte leur saveur. Qu’était-ce que le gingembre ? Une substance épicée, échauffante. Bartleby était-il épicé ou échauffé ? Point du tout. Le gingembre n’avait donc aucun effet sur Bartleby. Sans doute celui-ci préférait-il qu’il n’en eût point. (Folio, p. 31)
C’est un fait assez fréquent que, si un homme se voit contrecarrer d’une manière tout nouvelle et violemment déraisonnable, il commence à être ébranlé dans ses convictions les plus patentes. Il commence bel et bien à soupçonner vaguement que la justice et la raison, quelque prodigieux que cela puisse être, sont entièrement dans l’autre camp. En conséquence, s’il se trouve là quelques personnes désintéressées, il se tourne vers elles afin de chercher du renfort pour ses esprits défaillants. (Folio, p. 29)
Imprimis: Je suis un homme empreint depuis ma jeunesse de la conviction profonde que la meilleure façon de vivre est de prendre les choses tranquillement. (Folio, p. 10)
[…] J’étais fort inquiet de ce que Bartelby pouvait bien faire dans mon étude en bras de chemise et, d’une manière générale, dans un appareil aussi débraillé, un dimanche matin. Se passait-il quelque chose d’incorrect ? Non, cela était hors de question. On ne pouvait soupçonner Bartleby d’être un personnage immoral. Mais que diantre faisait-il là ? De la copie ? Pas davantage : quelles que pussent être ses excentricités, Bartleby était une personne éminemment protocolaire. Il eût été le dernier à s’asseoir à son pupitre dans une condition voisine de la nudité.
Sa rhétorique décalée me désarmait.
J'ai toujours jugé qu’il était la victime de deux pouvoirs démoniaques : l’ambition, et l’indigestion.
Je me souvins des soies chatoyantes et des visages étincelants que j'avais vus ce jour-là, en tenue de gala, flotter comme des cygnes sur le Mississippi de Broadway, et je les comparai au blafard copiste, pensant à part moi : Ah ! le bonheur courtise la lumière, aussi croyons-nous que le monde est joyeux ; mais le malheur, lui, se cahce et nous croyons qu'il n'existe pas.