Il y a quelque chose de perturbant dans le printemps à Washington, comme un conte édifiant mettant en garde contre une trop grande complaisance et des attentes trop fortes, qui semblent inscrites dans l’herbe et dans les arbres. Je croyais avoir appris depuis longtemps à juguler ces attentes, mais ça n’empêche rien, pars vrai ? Nous oublions qui nous sommes et d’où nous venons, et nous croyons avoir droit à beaucoup plus que ce que l’on mérite
-J'ai déjà bu une bouteille de vin. C'était mon cadeau de Noël, au travail. Deux bouteilles de rouge bon marché que personne ne commande jamais.
-Mais tu l'as bu quand même.
-Bien sûr. Je suis un homme qui a du goût, pas des moyens. Je l'ai bu en lisant du Rilke en allemand.
Que disait toujours mon père, déjà ? Qu'un oiseau coincé entre deux branches se fait mordre les ailes. Père, j'aimerais ajouter mon propre adage à ta liste : un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension.
Je me disais que je n'avais absolument pas le droit d'espérer davantage, mais cela n'était guère consolateur quand en fait, ce que je voulais, c'était justement davantage.
'Si ça te manque tellement, lui hurla-t-il un jour, pourquoi tu n'y retourne pas ? Comme ça t'auras plus besoin de dire sans arrêt, 'C' est comme l'Afrique', et 'On dirait l'Afrique'. Mais tu veux pas y retourner. Tu préfères que ça te manque confortablement ici plutôt que la détester chaque jour sur place.' Joseph n'avait rien à répondre à cela. Pour une fois, sa grandiloquence symbolisante le dépassait, lui aussi. Les mots 'Voilà ce que c'est qu'être Africain' planaient sans cesse au-dessus de toute conversation que pouvait avoir Joseph. C'était parfois miraculeux, sa façon d'arriver à caser ces mots-là. Il n'y avait pas de sport au monde qu'un esprit africain ne pût comprendre mieux que personne.
Le dôme du Capitole semble planer devant nous et, si je me tourne juste un peu, je peux voir l'œil rouge briller au sommet du Washington Monument. (...) Une sorte de respect silencieux et presque terrifié me submergeait chaque fois que je voyais un de ces édifices. Ma mère et mon père disaient tous deux avoir ressenti quelque chose de similaire chaque fois qu'ils voyaient l'empereur d'Éthiopie - le pouvoir incarné, si l'on peut dire, en un seul homme.
«Vous avez des enfants ? me demanda-t-elle un jour.
- Pas à ma connaissance. Mais j'y travaille.
- Dommage. C'est plus facile si on les connaît.
- J'essaierai de m'en souvenir, la prochaine fois.»
Entre-temps, nous titubons à l'aveuglette d'un endroit à l'autre.
Nous essayons de faire de notre mieux.
Depuis le premier jour où j'ai ouvert l'épicerie, j'ai toujours eu un livre à portée de main, si bien que chaque heure, même lors des journées les plus calmes, a toujours été remplie d'au moins une autre voix que la mienne.
Un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul. Cela fait assez longtemps que je vis ainsi, en suspension.