J'ai entamé la lecture de "
Prodiges et miracles" portée par une confiance aveugle, nourrie par la double caution de la recommandation de
Marie-Claude et d'une première expérience réussie avec
Joe Meno.
Comme dans "
Le blues de la harpie", un duo est au coeur de l'intrigue, dont l'auteur évoque la relation avec une justesse et une sensibilité très touchantes, dénouant peu à peu les noeuds formant ces amalgames d'incompréhension, de sentiment de solitude ou d'abandon que génèrent l'incommunicabilité ou la pudeur.
La vieillesse de Jim Falls est plombée par l'intense chagrin que la mort de sa femme a inscrit en lui, et par la déception et la culpabilité que lui cause sa fille Deirdre, dont la vie instable est rythmée par son addiction aux amphétamines. Cette gamine jolie et gâtée, à qui on a sans doute trop dit qu'elle était belle, élevée dans le confort et la sécurité, est devenue une jeune femme prématurément vieillie, une loque qui revient sporadiquement à la ferme familiale quand elle est en manque d'argent ou d'homme pour l'héberger, repartant dès qu'elle ne supporte plus la cohabitation avec son père, lui laissant la charge de son fils Quentin, dont elle ne s'est jamais occupé que par intermittences.
A seize ans, ce dernier est un adolescent réservé, sensible et maladroit, qui partage son temps entre les jeux vidéo, pour lesquels il est particulièrement doué, et sa passion pour les reptiles. Bien qu'il écoute du rap et arbore des tee-shirts aux dessins sataniques, c'est un garçon très sensible, qui pleure à la vue d'un poussin malade. Ses régulières tentatives de fugue avortées, à la suite desquelles son grand-père le retrouve au matin endormi dans le poulailler, laissent par ailleurs deviner la détresse silencieuse et passive de ce garçon solitaire, qui se démarque involontairement par un teint café au lait hérité d'un père noir ou mexicain -sa mère n'a jamais su.
Le grand-père et le petit-fils, bien que liés par une réelle affection que traduisent certains petits gestes que chacun concède à sa réserve, communiquent du bout des lèvres, n'échangeant que de rares et brefs dialogues, le premier coincé par sa rigueur morale et la douleur que provoque le lien brisé avec sa fille, le second vivant avec l'envahissante préoccupation de ne pas faire de vague, comme pour faire oublier non seulement sa différence, mais aussi sa présence.
Ils font cohabiter leur détresse en silence, l'attention soucieuse qu'ils accordent l'un à l'autre se dissimulant sous les impératifs du travail à la ferme, qui leur permet tout juste de vivre. Jim est criblé de dettes. A l'image de la plupart des habitants de ce coin délaissé des Appalaches qui a perdu son usine, son hôpital, sa laiterie, d'où les jeunes partent, il se débat au quotidien avec la médiocrité. Jusqu'au jour où une jument leur tombe -presque littéralement- du ciel… et pas n'importe quelle jument, mais un pur-sang altier et athlétique, qui se révèle particulièrement doué pour la course ; une jument qui bientôt excite les convoitises…
Et c'est l'occasion pour l'auteur de faire prendre à son récit un autre tournant. L'humour, qui faisait en partie le sel du "Blues de la Harpie", et que je m'étonnais jusqu'alors de ne pas retrouver ici, émerge. Un humour mêlant subtilement grotesque et cruauté, avec l'entrée en scène d'un nouveau personnage. "Gros enculé" (Edward pour les intimes) vient de sortir de prison. Cet individu brutal et dangereux est donc revenu en ville, décidé à y monter un trafic de Crystal Meth avec l'aide d'un frère cadet terrorisé par la violence croissante de son aîné, puis par les puissantes hallucinations qui bientôt persuadent Edward que son corps se transforme...
A la suite de circonstances que je ne dévoilerai pas, le lecteur est ensuite embarqué, aux côtés de Jim et de Quentin, dans un road-movie enchaînant tribulations burlesques et rebondissements échevelés, les mettant aux prises avec de patibulaires individus aussi effrayants que ridicules.
La jument, enjeu de ces péripéties, suscite chez tous ceux qui la croise émerveillement et admiration, ravive les rêves d'enfant et cristallise les espoirs d'une vie meilleure. Pour Jim, elle devient la seule chose de valeur qu'il a à offrir à son petit-fils, lui donne l'impression pour la première fois depuis longtemps de ne pas être un raté. le
voyage est ainsi pour le grand-père et le petit-fils l'occasion de consolider leurs liens, de se découvrir au fil de confidences de plus en plus intimes, de réaliser à quel point ils comptent l'un pour l'autre.
On ne s'ennuie donc pas un instant à la lecture de ce roman à la fois émouvant, énergique et drôle, dont le ton, bien que la narration soit à la troisième personne, fluctue habilement selon le personnage ou la situation évoqués, la vivacité truculente de l'argot que l'auteur associe aux passages mettant en scène les malfrats alternant avec la délicatesse avec laquelle il explore l'évolution des rapports entre Jim et Quentin.
Je n'aurai qu'un -léger- bémol, en rapport avec l'écriture : je n'ai pas compris les variations de temps qui émaillent le récit, tantôt au présent, tantôt au passé simple, utilisés au cours d'un même épisode…
Un excellent moment de lecture, et un auteur à suivre, incontestablement…
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