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Critique de Creisifiction


J'ai été complètement transporté par cette lecture, sans aucun doute une de mes plus belles expériences littéraires des derniers temps. Une lecture immersive, parcourue de moments, nombreux et intenses, de suspension contemplative et métaphysique, de communion intuitive, directe et intime avec le mystère du fonctionnement de l'esprit humain.
TRAIN DE NUIT POUR LISBONNE raconte la fascination inconditionnelle et irrépressible, provoquée par la rencontre d'une femme et d'une langue, le portugais, suivie de près par celle d'un étrange livre composé de fragments empreints de poésie et de réflexions personnelles d'un médecin portugais, Amadeu Inácio de Almeida Prado. Ce qui conduira l'austère professeur de langues anciennes Raimund Gregorius à quitter impulsivement sa ville, Berne, ainsi que sa vie jusque-là réglée comme une horloge de son pays natal, et à partir pour Lisbonne sur les traces de l'auteur lisboète dont l'oeuvre lui semble s'adresser directement à lui, Gregorius, et questionner en profondeur le sens de son existence étriquée.
Oeuvre de fiction écrite par un philosophe, d'une plume sensible, d'une beauté délicatement mélancolique, et aussi magistralement réussie donc, de mon point de vue, en tant que méditation autour de la subjectivité humaine, une question y semble omniprésente, implicitement ou explicitement, à chaque passage, à chaque étape de l'enquête qui sera menée à Lisbonne par le professeur bernois: «Quand quelqu'un est-il véritablement "soi-même"?».
«Etre soi-même» : jamais auparavant dans l'histoire des mentalités, cette expression n'aura occupé autant de place et revêtu une importance telle que dans nos sociétés occidentales modernes. le génial Oscar Wilde en traduisait déjà l'émergence progressive dans la conscience collective à la fin du dix-neuvième siècle par l'intermédiaire d'une de ses célèbres tirades : «Sois toi-même, tous les autres sont déjà pris» ! Imputable au départ à une dilution des codes sociaux traditionnels et à un affranchissement progressif des individus vis-à-vis de leurs classes sociales d'origine et d'appartenance dont les prémices sont repérables dès la deuxième moitié du dix-neuvième siècle (voir à ce propos l'excellente analyse de journaux intimes de l'époque victorienne dans l'essai de Peter Gay, «L'Education des Sens»), l'importance de savoir qui on est, en tant qu'individu et en dehors de la place que notre éducation et notre entourage nous auront assignée, ne va cesser de prendre de l'ampleur dans la mentalité occidentale, pour aboutir enfin, de nos jours, à une véritable injonction adressée à la subjectivé de tout un chacun : il faut être «soi-même» pour réussir sa vie ! L'avènement de ce nouveau désir d'expérimenter le sentiment d'être soi se transformera ainsi, avec le temps, en une quête essentielle de l'homme moderne dont la philosophie, l'art et la littérature vont s'emparer définitivement dès le début du vingtième-siècle.
Libération des diktats sociaux et du joug séculaire exercé par des impératifs extérieurs et étrangers à la volonté intime, révolution sans doute nécessaire et justifiée après des siècles d'assujettissement de l'être, l'affirmation de l'individualité comme une valeur absolue, en soi, amènera néanmoins la subjectivité des temps modernes à une entreprise non-dépourvue d'embûches, à une quête qui peut devenir quelque peu paradoxale et où, pour ainsi dire, le périmètre du sujet ne cesserait de s'élargir alors que le centre risquerait lui constamment de se déplacer, amenant par moments le sentiment de ne se situer en fin de compte nulle part...Quête devenue illusoire d'un sujet « en soi », en quelque sorte immanent et libre de toute contrainte ou regard extérieurs, risquant de conduire in fine à un sentiment de vide, de morcellement, ou bien à une autarcie farouche, narcissique et également trompeuse, voire à la déréliction ou à la folie.
Comment savoir alors si l'on est en train de chercher vraiment à être soi-même ? Ou si l'on est en train de vivre la vie qu'on aura véritablement choisi de vivre ? Tout ne serait au fond que contingences et hasard ? Comment dire tout l'ineffable d'une existence ? Nos vies, individuellement, ne seraient que des «formations fugitives de sable mouvant, nées d'un coup de vent, détruites par le prochain, des formations de fugacité, emportées par le vent avant même de s'être formées» ? Et des rencontres véritables entre des individualités seraient-elles envisageables, ou «ne serait-il pas vrai que ce ne sont pas les hommes qui se rencontrent, mais seulement les ombres projetées par leurs imaginations» ?
TRAIN DE NUIT POUR LISBONNE est traversé par le fantôme de Fernando Pessoa. Un extrait du «Livre de l'Intranquillité » est d'ailleurs cité en exergue par l'auteur («Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-mêmes. C'est pourquoi l'être qui dédaigne l'air ambiant n'est pas le même qui le savoure ou qui en souffre. Il y a des gens d'espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment»). L'«intranquillité » semble également avoir inspiré les fragments autobiographiques laissés par Amadeu, médecin et néanmoins poète dans l'âme. Gregorius s'en fera un hétéronyme et un guide. En essayant de s'approprier Amadeu («Je voudrais savoir comment c'était d'être lui»), Gregorius cherchera en réalité à s'appréhender lui-même, son être profond et sa vie, mais d'un point de vue extérieur, comme un autre. Juger soi-même comme un autre. Aimer l'étranger comme soi-même. Aimer soi-même comme un étranger, ainsi que le préconisait également cette autre acrobate de l'âme, Simone Weil, dans l'épatant «La Pesanteur et la Grâce».
Campé essentiellement dans les décors d'une Lisbonne emblématique de la mélancolie et de la «saudade» portugaises, bercé par une langue où le déploiement du verbe «être» («ser» et «estar») rappellant de manière subliminaire la permanence et l'impermanence de soi et se prêtant à des jeux poétiques et métaphysiques que l'oeuvre d'un Fernando Pessoa aura portés à de sommets inégalés, TRAIN DE NUIT POUR LISBONNE propose en réalité un voyage initiatique à l'intérieur de nous-même, de cet immense espace imaginaire que nous habitons et que nous essayons, parfois vainement, de peupler de personnages rassurants dont nous nous sommes parés pour faire face à l'inconsistance de notre être profond et à l'éphémère de nos existences.
«A imaginação, o nosso último santuário» («L'imagination, notre dernier sanctuaire») avait-il l'habitude de dire Amadeu. L'imagination et l'intimité, c'était, à côté de la langue, les deux seuls sanctuaires qu'il admettait»(...) La curiosité apparaît comme un luxe rare sur un fond habituel. Rester ferme et pouvoir jouer avec l'ouvert, à chaque instant, ce serait un art.»
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