Gardiens des cités perdues, tome 6 : Nocturna

- J’ai pour théorie que Sophie a fini par craquer et a poussé Keefe du haut d’une falaise après une blague de trop sur Fitzphie, dit Tam à voix basse.
- Ça se tient, acquiesça Marella. Au fait, ça fait longtemps qu’ils sont ensemble ?
Sophie manqua de s’étouffer.
- Mais ce n’est pas le cas !
- Ah bon ? s’étonna son amie. C’étaient quoi alors, ces adieux larmoyants ?

- Et pour Tam ? demanda Sophie.
Sa camarade examina la tenue du Ténébreux.
- Torse nu, il ne devrait pas y avoir de problème.
- Pardon ? s’étrangla l’intéressé en croisant les bras sur sa poitrine.
L’Éclipseuse lui exposa le problème de discrétion que posaient leurs habits élaborés.

- Où est votre garde du corps ? intervint Sandor avec un soupir.
- Ne sois pas fâché contre Woltzer. Jusqu’à présent, aucun d’entre vous n’a été capable de m’empêcher d’échapper à sa surveillance. Pas plus que vous n’avez détecté ma présence, pas vrai ?
- Difficile, avec l’eau de Cologne de votre frère, maugréa le gobelin.
- Ce n’est pas faute de lui dire ! ironisa Biana.
- Moi, j’aime bien, protesta Sophie avant de s’empourprer.

- Non. Le temps que les poussins gagnent assez en force pour pouvoir être transférés à Nocturna, Keefe, lui, était devenu bien trop indocile pour m’assister autrement qu’à son insu. Mais je n’avais pas besoin de grand-chose, juste un peu de son sang. Ta plantation l’a tellement perturbé, Sophie… je n’ai pas eu beaucoup à insister pour qu’il prenne un sédatif.
Le cœur de l’intéressée manqua quelques battements.
- Vous l’avez drogué pour lui voler son sang après mes funérailles ?
- Non. Je l’ai consolé tant bien que mal en lui offrant une nuit de sommeil sans rêve. Ce qu’il a accepté. Avec gratitude, même. Avant d’en quémander plus le lendemain. Et le sur-lendemain. Pauvre garçon, il était effondré.

Déléguer n’est pas une preuve de faiblesse, mais d’intelligence.

Keefe poussa un soupir résigné.
- J’essaie juste de te protéger. En quoi est-ce si terrible ?
- Je ne suis pas une demoiselle en détresse qui attende que tu voles à son secours…
- Je le sais bien, Foster. Crois-moi, je suis bien placé pour me rendre compte à quel point tu es puissante. En plus d’être brillante. Et spéciale. Et…
- Attention, vu comme tu es lancé, elle va finir par se rendre compte que tu essaies de te la mettre dans la poche ! l’avertit Ro.

- Appelez-moi Ro, l’interrompit l’intéressée. Je déteste les mondanités. Mais ai-je bien entendu ? Je vais devoir aller à l’école ? La poisse ! Je vous préviens, s’il faut que je supporte des leçons prônant la prétendue supériorité des elfes, je risque de démolir quelques-uns de vos précieux murs de cristal.
- Pas de souci, je passe le plus clair de mon temps à sécher les cours ou à être collé, lui assura Keefe.
Son garde du corps esquissa un sourire.
- Je sens qu’on va bien s’entendre, tous les deux.
Elwin éclata de rire.
- Je préfère ne pas imaginer quel genre de catastrophe vous allez provoquer si vous faites équipe.

- Puisque vous aimez la franchise, poursuivit Ro en le suivant au chevet de Keefe, sachez aussi que ça pue chez vous. Tout empeste…
- L’air pur ? hasarda Sophie.
- Oh, ma fifille se montre de plus en plus incisive ! dit Keefe avec fierté.
- Déjà, tu ne m’appelles pas comme ça, aboya l’intéressée. Et ensuite, ne va pas croire que je t’aie pardonné !
- Oh, une querelle d’amoureux ! s’exclama la princesse ogre en tapant des mains. J’adore ! Vous avez de quoi grignoter ? Je sens qu’il va y avoir du spectacle… Du pop-corn ou un truc du genre serait parfait !
- Tu n’y es pas du tout ! protesta Sophie. On est juste… peu importe.
Ro sourit de toutes ses dents pointues.
- Si tu le dis.

- Je crois que tu viens officiellement de battre le record de fréquentation du Centre de soins, détenu jusque-là par Sophie, déclara Elwin en remontant sur son front ses énormes lunettes irisées.
Il aida Keefe à se redresser sur l’étroit lit de camp. Les plaies du blessé avaient été nettoyées puis pansées, et son estomac, rempli d’une vingtaine d’élixirs au bas mot.
- À moins que vous ne soyez au coude à coude ? J’ai du mal à tenir le compte. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : ta photo mérite d’être affichée à côté de la sienne.
Le médecin désigna le mur derrière eux, où trônait un cliché de Sophie vêtue de son grotesque costume de mastodonte, prise lors de la cérémonie d’inauguration des Niveau 3.
- Je suis tellement fier de nous ! s’exclama le jeune homme en lui tendant sa paume ouverte d’un air triomphant.

Le reste de la pièce était vide, à l’exception d’un vaste cercle scintillant au sol. À y regarder de plus près…
- Du sel, précisa Dimitar en suivant le regard de Sophie. Il offre la même traction que le sable, mais a l’avantage de s’insinuer dans les plaies de votre adversaire si vous parvenez à le mettre à terre. De quoi veiller à rester debout, n’est-ce pas ?
Sophie sentit la bile lui remonter dans la gorge.