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Citations sur L'empire du moindre mal (61)

Il est clair, en effet, que le refoulement de la relationnalité primaire doit inscrire des effets spécifiques dans l'inconscient des sujets. On sait bien, par exemple, que ceux qui, au nom de leur précieuse différence, refusent systématiquement de se plier à la moindre coutume (c'est-à-dire à toute manière de vivre partagée) tendent généralement à développer, en retour, un grand nombre de manies individuelles (qui ne sont que des coutumes et des cérémonies privées) et, surtout, un grand potentiel de haine et de colère (auto)destructrice. […] Sous ce rapport, il serait intéressant d'étudier la façon dont le refoulement de la socialité primaire (où prédominent les relations de face-à-face) conduit un nombre croissant d'individus à rechercher dans un univers virtuel la possibilité compensatoire d'une "second life", dont le prix est la disparition du sujet réel au profit de son avatar.
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Pour donner une idée de l'univers mental dans lequel pateaugent les économistes officiels, on peut se référer à l'exemple élémentaire imaginé par Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice dans leur livre "Les Nouveaux Indicateurs de richesse" : « si un pays rétribuait 10 % des gens pour détruire des biens, faire des trous dans les routes, endommager des véhicules, etc., et 10 % pour réparer, boucher les trous etc., il aurait le même PIB qu'un pays où ces 20 % d'emploi (dont les effets sur le bien-être s'annulent) seraient consacrés à améliorer l'espérance de vie en bonne santé, les niveaux d'éducation et la participation aux activités culturelles et de loisirs. »
Un tel exemple permet, au passage, de comprendre l'intérêt économique majeur qu'il y a, d'un point de vue libéral (et comme Mandeville est le premier à l'avoir souligné, dès le début du XVIIIe siècle), à maintenir un taux de délinquance élevé. Non seulement, en effet, la pratique délinquante est généralement très productive (incendier quelques milliers de voitures chaque année, par exemple, ne demande qu'un apport matériel et humain très réduit, et sans commune mesure avec les bénéfices ainsi dégagés pour l'industrie automobile). Mais, de plus, elle n'exige pas d'investissement éducatif particulier (sauf, peut-être, dans le cas de la criminalité informatique), de sorte que la participation du délinquant à la croissance du PIB est immédiatement rentable, même s'il commence très jeune (il n'y a pas ici, bien sûr, de limite légale au travail des enfants). Naturellement, dans la mesure où cette pratique est assez peu appréciée des classes populaires, sous le prétexte égoïste qu'elles en sont les premières victimes, il est indispensable d'en améliorer l'image, en mettant en place toute une industrie de l'excuse, voire de la légitimation politique. C'est le travail habituellement confié aux rappeurs, aux cinéastes "citoyen" et aux idiots utiles de la sociologie d'État.
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L'un des principes de la logique du don est que le retour, si retour il y a, doit toujours être différé (le paiement monétaire étant précisément l'invention économique qui permet d'interrompre le cycle du don en réglant ses dettes sans attendre). Le temps apparaît donc comme l'élément premier dans lequel peuvent se construire les relations humaines véritables (et l'argent, de ce point de vue, peut-être défini comme ce moyen d'acheter du temps qui nous dispense d'entrer en relation avec autrui). Dès lors que la mobilité perpétuelle des individus devient l'impératif anthropologique premier d'une société (ce que Bauman nomme « la vie liquide »), c'est, par conséquent, la possibilité même de nouer des liens solides et durables qui disparaît ; de même, comme Richard Senett l'a souvent souligné, que celle de construire des « récits de vie » cohérents (et susceptibles, de ce fait, d'offrir aux individus une assise psychologique satisfaisante).
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D'un point de vue libéral, en effet, un individu altruiste et soucieux du bien commun représente, par définition, une exception à la nature humaine. Un tel choix privé - à supposer qu'il ne soit pas lui-même le masque de l'intérêt ou de l'amour propre - est donc déjà voué à rester le privilège (du reste assez mystérieux) d'une élite restreinte. Mais ce serait surtout un choix peu conséquent. Si la poursuite par chacun de son intérêt bien compris constitue la meilleure façon de servir sa communauté d'appartenance (ce qui est, depuis Adam Smith, le credo majeur du libéralisme) alors un libéral soucieux du bien commun devrait, en toute logique, s'obliger à agir en égoïste afin de conférer un contenu réel à ses convictions morales. Les libéraux à visage humain sont donc, de toute manière, condamné à rentrer dans le rang. De là les contradictions psychologiques apparemment insolubles de tout ceux qui, à l'image d'un Constant ou d'un Tocqueville, se résignent au triomphe de la société marchande, tout en demeurant profondément étrangers à son esprit. Dans le cas de Benjamin Constant, la littérature sera le moyen privilégié d'assumer ces contradictions. Une solution beaucoup plus simple est évidemment d'adopter la posture schizophrénique des partisans de la droite traditionnelle qui, selon le mot du critique américain Russell Jacoby, vénèrent le marché tout en maudissant la culture qu'il engendre et dont le pendant idéologique exact est cette gauche contemporaine qui n'affirme combattre la logique du marché que pour mieux se prosterner avec enthousiasme devant la culture qu'il engendre.
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Le 18 mars 1968, quelques semaines avant son assassinat, Bob Kennedy prononçait, à l'université du Kansas, le discours suivant : " Notre PIB prend en compte, dans ses calculs, la pollution de l'air, la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes.

Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes.

Il comptabilise la fabrication du fusil Whirman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants. En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux.

Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l'intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. "
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Le socialisme n'implique pas l'abolition du Droit abstrait. Il implique seulement qu'on ne confonde pas les règles instituées par ce dernier avec les principes sur lesquels doit s'appuyer une politique décente. Il n'y a ainsi aucune contradiction, d'un point de vue socialiste, à autoriser juridiquement ce que par ailleurs on s'efforce de combattre moralement ou politiquement. Le fait qu'un comportement soit légal ne signifie pas pour autant, en effet, qu'on doive le considérer comme moralement désirable ou politiquement juste. Comme le rappelait Lénine, ce n'est pas parce qu'il est juste de défendre le droit au divorce, qu'il faut nécessairement tenir ce dernier pour une solution idéale ou enviable en elle-même et lui conférer ainsi le statut d'une nouvelle norme. Dans l'optique libérale, en revanche, le Droit étant, par définition, la seule référence idéologique commune des individus (la morale n'étant au mieux qu'une affaire privée), une telle distinction est dépourvue de sens et tend donc à devenir impraticable. C'est pourquoi la pente naturelle des sociétés libérales est non seulement de recourir au Droit pour régler tous les problèmes rencontrés ; mais elle implique, d'une manière ou d'une autre, l'interdiction progressive de tout ce qui est supposé « nuire à autrui », selon les canons définis par les rapports de force du moment. Et comme n'importe quelle prise de position politique, religieuse ou morale suppose, si elle est cohérente, la critique des positions adverses, elle sera toujours, en droit, suspecte de nourrir une « phobie » (consciente ou inconsciente) à leur endroit. La phobophobie libérale (c'est-à-dire la phobie de tous les propos susceptibles de « nuire à autrui » en osant contredire son point de vue ou critiquer ses manières d'être) ne peut donc aboutir — à travers la multiplication des lois instituant le délit d'opinion, et sous la menace permanente de procès en diffamation — qu'à la disparition progressive de tout débat politique sérieux, et, à terme à l'extinction graduelle de la liberté d'expression elle-même, quelle qu'ait été, au départ, l'intention des pouvoirs libéraux.
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Alors que le Marché et le Droit abstrait sont censés être les seuls mécanismes historiques conformes à la nature réelle des hommes, ces derniers doivent perpétuellement être exhortés à abandonner les manières de vivre qui leur tiennent le plus à cœur s'ils veulent tenir les rythmes infernaux qu'impose le développement continuel de ces deux institutions. Toute politique libérale apparaît donc tenue par un impératif métaphysiquement contradictoire : il lui faut en permanence mobiliser des trésors d'énergie pour *contraindre* les individus à se comporter dans la réalité quotidienne comme ils sont déjà supposés le faire par nature et spontanément.
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Une figure parentale qui est simplement "répressive", sous le mode de l'autorité symbolique, dira à son enfant : "Tu dois aller à l'anniversaire de ta grand-mère et bien te conduire même si tu t'ennuies à mourir - je ne veux pas savoir si tu en as envie ou non, tu dois y aller !"
Par contraste, la figure surmoïque dira au même enfant : Bien que tu saches très bien à quel point ta grand-mère a envie de te voir, tu ne dois le faire que si tu en as vraiment envie - sinon, tu ferais mieux de rester à la maison ! "
La ruse du Surmoi consiste par conséquent à faire croire en cette fausse apparence de libre choix qui, comme chaque enfant le sait, est en réalité un choix forcé impliquant un ordre encore plus puissant : non seulement " tu dois rendre visite à ta grand-mère quel que soit ton désir ", mais " tu dois le faire, et en plus, tu dois être ravi de le faire ! ".
Le Surmoi ordonne de jouir de faire ce qu'il faut faire. Preuve en est ce qui se passerait si le pauvre enfant, croyant qu'on lui propose vraiment de choisir librement, répond " Non ! ". On devine d'avance la réponse des parents : " Mais comment peux-tu refuser ! Comment peux-tu être si méchant ? Qu'est-ce que ta pauvre grand-mère a fait pour que tu ne l'aimes pas ?
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Le système capitaliste a pu fonctionner, jusqu'à une époque relativement récente, en se montrant encore capable de produire des marchandises de qualité et même, parfois, réellement utiles au genre humain.

Cela tient simplement, comme l'écrivait Castoriadis, au fait " qu'il avait hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'avait pas créés et n'aurait pas pu créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et weberiens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc.

Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d'eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables : l'honnêteté, le service de l'État, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc.

Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seuls comptent la quantité d'argent que vous avez empochée, peu importe comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la télévision.
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Le primat ontologique de la relation sur le sujet individuel (qui invite à penser ce dernier, non plus comme une substance, mais comme un pôle dont l'identité, toujours complexe, est d'abord narrative) reste, en effet, impensable tant que l'on se tient à l'intérieur du cadre essentiellement monadologique de la philosophie occidentale moderne (de ce que Marx appelait ses robinsonnades). Dans une telle problématique, l'endettement originaire du sujet humain (à la fois biologique, culturel et psychologique) et le manque structural qui en est le complément, ne peuvent, en effet, être saisis que sous leur seule dimension morbide, source de toutes les maladies de la culpabilité et de toutes les formes de dépendance. Le problème change de nature, au contraire, dès que la genèse des affects et des valeurs en vient à être pensé à partir de l'intersubjectivité, c'est-à-dire à partir des systèmes de relation qui précèdent (et rendent possible) tout processus de subjectivation. La dette symbolique peut alors être comprise, et vécue, dans sa dimension positive, celle qui permet aussi la construction de liens véritablement humains (tels que l'amour ou l'amitié). Signalons enfin que ce primat de la relation sur l'individu est un des partis pris majeurs de la philosophie chinoise, ce qui permet à celle-ci, par exemple, de concevoir la pitié ou la sympathie sans tomber dans les difficultés propres à Rousseau ou aux théoriciens du moral sense.
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