Lola, sérieux !

Sérieux, je me demande bien comment on est devenues amies et surtout comment on l’est restées. Nous nous sommes connues au lycée. Elle buvait des infusions aux fruits rouges. Je fumais de l’herbe. Elle ne ratait pas un cours et moi pas une manif. Elle était la petite fille sage, j’étais la rebelle aux cheveux crêpés – que celui qui a été ado dans les années 1980 me jette le premier peigne ! Mais force est de constater que le temps passe et que nous sommes toujours là, toujours ensemble, toujours heureuses de nous voir.

Zoé est une vraie bobo, accro au bio et féministe de la pire espèce. Le genre à refuser toute Barbie ou assimilée chez elle « parce que cela donne à mes filles une fausse image de la féminité et de la féminitude » – quoi que cela désigne.

Avec ses lunettes, son appareil dentaire, son acné et ses bonnes notes, pas étonnant que sa seule chance d’avoir un amoureux avant ses vingt-cinq ans soit d’embrasser virtuellement un loup-garou planqué entre les pages d’un roman !

Je lève les yeux au ciel. Mais pourquoi mes copines mariées tiennent-elles à me caser à tout prix ? Comme si ma vie n’était qu’une longue suite de jours sans pain parce que je dors seule ! Et encore, quand il arrive que cela ne soit pas le cas, je ne trouve pas toujours cela merveilleux… Mais c’est une autre histoire.

Une femme qui, à quarante-deux ans passés, n’a pas changé de conjoint a derrière elle des années de repas de famille, quelques grossesses mal gérées, le stress d’une vie quotidienne flippante entre le boulot, les enfants, les activités périscolaires, les grèves de cantine et la carrière de monsieur. Donc, pas une minute pour penser à elle et à son fessier qui s’élargit au fil du temps, preuve tangible de son épanouissement familial.

C’est cette liberté que j’aime particulièrement dans mon métier d’illustratrice. Liberté illusoire, je le sais bien, mais liberté quand même. Et c’est grâce à elle que je peux me permettre de rêvasser sur les bords de Seine à un livreur qui, selon toutes probabilités, doit avoir à peine dix-sept ans, de l’acné plein le visage et être pressé de rejoindre sa maman qui lui a préparé un bon chocolat chaud.

Je suis seule sur les trottoirs et il n’y a rien de mieux pour se laisser aller à des rêveries.

Bref, j’allais traverser quand un crétin en scooter a manqué me renverser. Pressé, le gars. Pas même un regard en arrière, pas même une excuse hurlée dans le vent de la course, rien. Terminé de commander mes sushis dans une boîte qui permet à ses livreurs de rouler sur les clients. Sérieux, c’est déjà suffisamment dangereux de se nourrir de poisson cru, merci bien. J’en frissonne encore, mais ma rage a laissé place à un autre sentiment. N’aurait-il pas été romantique, tout compte fait, d’être culbutée par ce preux chevalier si pressé ?

Quelle ville pourrie ! Non mais vraiment ! Je sais : depuis des années, j’annonce à qui veut bien l’entendre que je vais quitter Paris, que la ville n’a plus d’âme, rien à offrir, qu’une beauté – et encore ! – fanée, glacée, inhumaine. Et je suis toujours là.

Les battements de son cœur ne s’étaient pas ralentis. Jamais un homme n’avait osé la toiser ainsi, en manquant aux règles les plus élémentaires de la bienséance. Elle n’était pas près d’oublier ce visage.