Citations sur Les deux Beune (42)
Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu'on les invente ; seules m'emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l'instant d'abominables pensées dans le sang. C'est peu dire que c'était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c'était du lait. C'était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leurs corps, c'était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d'un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c'était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu'on miraculeusement des brunes à peau blanche, celle blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d'aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue.
Je me couchais, la lune un instant pénétrait dans ma chambre et très loin dans des clairières perdues caressait des silex que nul ne voit, la pluie furieuse les enfouissait.
On descendait par trois marches à la salle commune ; elle était enduite de ce badigeon sang-de-boeuf qu'on appelait naguère rouge antique ; ça sentait le salpêtre ; quelques buveurs assis parlaient haut entre des silences, de coups de fusil et de pêche à la ligne ; ils bougeaient dans un peu de lumière qui leur faisait des ombres sur les murs ; vous leviez les yeux et au-dessus du comptoir un renard empaillé vous contemplait, sa tête aiguë violemment tournée vers vous mais son corps comme courant le long du mur, fuyant. La nuit, l’œil de la bête, les murs rouges, le parler rude de ces gens, leurs propos archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plaisir, mais un vague effroi qui s'ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves : ce passé me parut mon avenir...
Au-dessus de ces trous pendant des années innombrables des rennes transhumèrent, qui de l’Atlantique remontaient au printemps vers l’herbe verte de l’Auvergne dans le tonnerre de leurs sabots, leur immense poussière sur l’horizon, leurs andouillers dessus, la tête morne de l’un appuyée sur la croupe de l’autre ; et là, dans le goulet crapuleux que forment s’embrassant la Vézère, les deux Beune, l’Auvézère, on les attendait avec des limandes, des becs-de-perroquet, des haros ; et les mangeurs de lichen de loin entendaient les tambours, voyaient des feux si c’était la nuit et le jour voyaient la fumée, mais sans dévier ils prenaient vers les tambours, s’étiraient dans les étroitures au bord de l’eau, tremblants ; ils y allaient tout droit ; car si les rennes avaient pu concevoir un dieu ou un démon ils l’auraient prié et pensé là, calendérique et imparable, chaque mois d’avril se levant partout à la fois sur les crêtes, déchaîné sans cause comme sont les dieux, apparaissant dans un corps multiple animé de la volonté unique de les rendre fous, dans des cliques à grandes gueules, des hommes tout en haches, des fosses avec des pieux dedans ; et ils auraient pensé que ce dieu était clément, car après tout ils n’en laissaient jamais là qu’un tiers, et le restant tout l’été jouissait des lichens d’or sur les basaltes, du soleil qui se couche derrière les doux volcans ronds quand le temps est beau et qu’on rumine l’herbe du jour.
La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes.
Je grimpai le raidillon à toute allure, je fus sur la place ; en bas de la place plutôt, et le tabac est à l'autre bout, tout en haut : je ne le voyais pas, on n'y voyait pas à dix mètres, ces dix mètres étaient le monde, le diamètre du monde, qu'on trimballait avec soi en marchant, ou qui attendait là avec vous, autour de vous, bien docile, quand on s'arrêtait comme je venais de le faire. Je m'étais arrêté en effet, et ce n'était pas pour reprendre mon souffle, pas davantage pour mesurer le diamètre du monde ; ce n'était pas non plus pour reconnaître cet amas bleu roi de poutrelles et d'écrous, de ligatures et d'énormes troncs fraîchement coupés, sur quoi j'avais failli buter, et qui était le trente-huit tonnes Berlier de grumes : c'est que j'entendais à vingt mètres, peut-être dix, hors du monde, dans l'invisible, des talons aigus fouler le pavé de la place et venir vers moi.
Elle entra dans le monde visible, elle fut sur moi, nous nous vîmes. Elle s'arrêta. Elle ne disait mot. Les grands yeux très ouverts regardaient les miens.
Deuxième partie, La Petite Beune, pp. 111-112
A la fin de novembre le temps changea, les eaux se prirent. Les champs inondés gelèrent, des touffes de joncs cuites sortaient toutes droites de l'étendue.
Entre Les Martres et Saint-Amand-le-Petit, il y a le bourg de Castelnau, sur la Grande Beune. C’est à Castelnau que je fus nommé, en 1961 : les diables sont nommés aussi je suppose, dans les Cercles du bas ; et de galipette en galipette ils progressent vers le trou de l’entonnoir comme nous glissons vers la retraite. Je n’étais pas encore tombé tout à fait, c’était mon premier poste, j’avais vingt ans. Il n’y a pas de gare à Castelnau ; c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée. J’y arrivai la nuit, passablement ahuri, au milieu d’un galop de pluies de septembre cabrées contre les phares, dans le battement de grands essuie-glaces ; je ne vis rien du village, la pluie était noire. Je pris pension Chez Hélène qui est l’unique hôtel, sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande ; je ne vis pas davantage la Beune ce soir-là, mais par la fenêtre de ma chambre me penchant sur du noir plus opaque je devinai derrière l’auberge un trou.
Première partie, La Grande Beune, incipit, p. 11
J’ai un souvenir bien précis. Cette année-là à Noël, Bernard avait eu un vélo. Pendant les congés je l’avais vu passer et repasser dans le raidillon devant Chez Hélène, cette chair surnuméraire s’appliquant à bien pédaler, se donnant du mal sur la petite machine, les mains fermes et les coudes un peu levés, drôles, la tête sérieusement penchée. Je me doutais qu’il passait là à ma seule intention, pour me faire voir que le Père Noël lui avait apporté un vélo, qu’il l’avait donc un peu mérité et n’était pas si méchant quoiqu’il y eût entre le maître et lui un malentendu : mais ce vélo allait le dissiper. Il s’efforçait de se montrer digne du beau cadeau en montant le raidillon de toute la force de ses guibolles ; et si devant l’auberge il me rencontrait enfin, essoufflé dans la grimpette, il me saluait d’un petit air modeste mais fier, magique, comme pour étendre à ce maître rétif la grande générosité du Père Noël, qu’il en profite en quelque sorte. Mais le Père Noël ne convoitait pas sa mère. Je faisais la sourde oreille et lui répondais à peine.
(p. 67)
Peut-être bien qu’il avait tout compris finalement, car il n’y a pas grand-chose à comprendre : ce Noël tous les jours, le contact universel de cette richesse multiple, le port de reine et les talons de grue, ce beau morceau toujours penché sur lui, depuis toujours tombé du ciel, ces mains qui n’étaient que connaissance du plaisir avec le gras de leurs doigts défaisant ses langes, plus tard préparant son cartable, ses tartines, lui avaient infusé un savoir sans mot, douloureux et passionnément ravi, et il n’avait pas beaucoup besoin de jouer, de se dépenser comme on dit, il pouvait rester là sur son petit fauteuil à regarder avec un peu d’effroi couler ce miel et ce lait, à se souvenir de cette dépense versée sur lui.
(pp. 64-65)