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Critique de berni_29


« L'éternité, c'est long, surtout vers la fin » a dit Woody Allen, qui en sait quelque chose sur le sujet. Peut-être que circé condamnée à l'exil éternel sur son île d'Ééa le pensait aussi...
Depuis tout enfant j'ai été passionné, - et je continue de l'être, par les contes et récits de la mythologie grecque et je ne saurai encore dire pourquoi.
Je vous avouerai que je ne connaissais pas bien le personnage de circé, ou du moins je m'en étais fait quelques idées préconçues, une magicienne maléfique, une sorcière capricieuse aux pouvoirs démesurés, une mante religieuse prête à séduire les hommes qui accostent sur son île d'Ééa, à les faire tomber dans sa nasse, à les droguer, puis à les transformer en pourceaux...
Il faut dire que le poète Homère ne lui a pas fait de cadeau, il ne lui a peut-être pas offert une image très flatteuse, digne de sa personnalité et du rôle qu'elle a incarné...
Heureusement une autre conteuse vint à moi, en la personne de Madeline Miller...
Mais quel est donc le désir qui m'a fait aller vers ce long récit, véritable odyssée de près de six cents pages... Et d'où vient ce sentiment étrange qui m'a fait être séduit à mon tour ?
Quel est donc ce sort qui m'a été jeté ? Est-ce la manière envoûtante que possède Madeline Miller de nous raconter cette histoire ? Ou bien est-ce circé elle-même traversant les pages et venant jusqu'à moi pour me chercher ?
D'ailleurs, 2500 ans après les récits d'Homère, qu'est-ce qui peut encore nous séduire aujourd'hui dans la mythologie grecque ? J'ai l'impression que ces mythes recèlent plus de jeunesse et d'inspiration pour nous dire d'où nous venons et de quoi seront faits nos lendemains désenchantés que n'importe quel roman de gare ou précepte de développement personnel. Peut-être finalement que rien n'a changé depuis lors, l'humanité est toujours la même, misérable et grandiose, continuant de déverser sa jalousie et sa rage sur des champs de bataille, un monde plein de bruit et de fureur avec ses guerres, son pouvoir, l'argent, les fourberies, le malheur du monde et la mort en bout de course.
De temps en temps, quelques rais de lumière, de poésie et de gourmandise traversent ce chaos et nous donnent à rêver, à croire en cette fugitive illusion qu'il y a un sens à vouloir tenir debout, aimer, avancer, se perdre dans des archipels ou sur des chemins...
Nous vivons une époque moderne qui n'a peut-être pas changé dans bien des aspects depuis la nuit des temps. Certes on pourrait prétendre que certains hommes n'ont pas eu besoin qu'on les ensorcelle pour qu'ils se transforment d'eux-mêmes en pourceaux, mais n'est-ce pas plutôt un pouvoir,- non pas magique mais improbable, celui de quelques femmes mortelles et d'une volonté farouche bravant les oracles, qui aura su vaincre l'impunité derrière laquelle ils s'étaient drapés et se sentaient protégés ?
Et puis, n'avez-vous pas eu, certains d'entre vous, l'impression ces tous derniers jours d'être comme Ulysse approchant à quelques kilomètres à peine des côtes d'Ithaque, entrevoyant sur la frange de l'horizon les contours d'un rivage somptueux, et brusquement d'être refoulés par une maudite vague vers le large, une méchante vague appelée « réforme des retraites »... Mais je divague...
Et puis il y a ces mythes éternels dans lesquels nous puisons des allégories vieilles comme le monde, Prométhée, Sisyphe, Orphée, Pandore, Tantale... Mais que savons-nous d'eux et de leur histoire, en vérité ?
Enfin il y a l'imaginaire, peut-être et avant tout. Et ça, l'imaginaire c'est mon philtre d'amour...
Ainsi, j'ai poussé ma barque vers l'île d'Ééa... Je m'apprêtais peut-être à faire venir enfin une divinité immortelle dans mon panthéon littéraire. Certes il y avait déjà Anna Karénine, Emma Bovary, Jane Eyre... toutes devenues immortelles à leur tour par la magie de la littérature. circé n'aurait qu'à bien se tenir et faire sa place parmi les copines, après tout elle n'avait pas le monopole de l'immortalité...
Dans ce récit convoquant une cohorte de personnages, j'y ai découvert un casting fabuleux, des Dieux, des Déesses, des Nymphes, des Titans, des héros revenant de la guerre de Troie, des figures que je connaissais déjà, mais dont je ne savais pas faire la relation entre les uns et les autres... Et parmi cette aréopage de gens très bien comme il faut et tout à fait respectables, elle se tient là figure magnifique, imposante et fragile, personnage féminin tissant les liens, donnant sens à cette épopée universelle, seule parmi tous...
Il y était aussi question d'un fameux labyrinthe et son Minotaure. Je me suis alors rendu compte que de précédentes lectures telles que La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski et Fictions de Jorge Luis Borges, qui s'en étaient fortement inspirés, m'avaient conduit naturellement vers circé.
Les Dieux de l'Olympe seraient-ils donc un jour tombés sur la tête ? Ce n'était pas assez de se jouer de nous, pauvres humains, comme avec des marionnettes, tirant les fils parfois emmêlés, jouant notre destin à coup de dés jusqu'à s'en délecter, ils avaient créé aussi d'étranges divinités dites inférieures, demi-dieux, mélange d'eux-mêmes dans l'immortalité et ressemblant à des êtres humains dans cette apparence fragile qui fait peut-être notre force. Elle fait partie de ceux-là, circé...
Homère peut aller se rhabiller, Madeline Miller en a fait un personnage féminin qui force le respect, si ressemblante, dans sa condition de femme, à l'être humain qu'elle ne sera jamais, condamnée à ne jamais trouver l'amour, avisée, fragile, doutant, se trompant, agissant, mettant ses sentiments à vif dans une générosité auprès des siens et des mortels qu'elle a appris à aimer...
Madeline Miller fait de circé un personnage féminin à part entière, on oublierait presque qu'elle est une divinité immortelle.
Aurais-je aimé la rencontrer ? J'en ai un peu rêvé, je dois vous l'avouer... Mais qu'aurais-je pu, - moi pauvre lecteur mortel, trouver pour la séduire ? Je n'ai pas la beauté d'Apollon... Je n'ai pas la sagesse d'Hermès... Je n'ai pas l'ingéniosité de Dédale... Je n'ai pas la musculature d'Ulysse... Je ne savais que raconter des histoires... Et là j'ai pris conscience qu'il fallait jouer de modestie avec les divinités, même inférieures, pour ne pas heurter leur susceptibilité. Disons plutôt que je tentais de raconter des histoires...
« Madame, cria l'une des nymphes remontant du rivage, un homme vient d'accoster sur l'île avec son embarcation, un sinagot...
- Un sinagot ? fit circé intriguée.
- Oui, fit la nymphe, c'est un petit voilier breton.
- Et que nous vaut la visite de ce marin breton ?
- Il prétend qu'il peut raconter des histoires...
- Tiens donc, voilà que nous pourrions trouver ici un fort divertissement pour rompre ce mortel ennui... Fais le monter dans le palais et prépare lui une chambre, il sera notre hôte au dîner de ce soir... »
La chambre était confortable, il y avait une vue imprenable sur l'océan. Une autre nymphe vint me chercher et je me retrouvai brusquement dans une immense pièce face à circé. Elle était fidèle à l'image que je me faisais d'elle, avec peut-être quelque chose en plus, une sorte de bonheur triste qui s'affichait dans son regard... Elle me dévisagea longuement de la tête aux pieds, sous toutes les coutures, s'approchant, tournant autour de moi. Cela en devenait gênant. Je sentais bien que venir après Ulysse n'était pas forcément à mon avantage...
Elle m'invita à m'asseoir près d'elle sur un large canapé...
Une nymphe vint nous servir une boisson. Je ne sais pas pourquoi, j'ai eu quelques réticences, il y avait sans doute une mauvaise réputation qui courait autour de la dame...
« Alors comme ça tu sais raconter des histoires...
- J'essaie, madame.
- Ne sois pas modeste. Tu imagines ? si Ulysse m'avait répondu : j'essaie de naviguer, j'essaie de combattre... J'essaie de... »
Son ton était persifleur. Elle se mit à rire, d'un air moqueur. Les autres nymphes autour d'elle l'ont imitée. Ça s'emboîtait mal, cette aventure.
« Allons, raconte-nous une histoire... fit-elle d'une voix plus avenante.
Je réfléchis longuement... Je fouillais dans ma mémoire, je fermais les yeux cherchant à visionner mon répertoire. Une histoire des p'tites poules ? Non peut-être pas. L'histoire de Princesse Prout ? Je crois bien que cela aurait été d'un mauvais goût... Une histoire de Bouffanges ? Ah tiens pourquoi pas ! Une histoire de zombies alors, ça lui aurait bien plu j'en suis sûr... Des monstres devenus immortels. Et puis je me suis ravisé, me rappelant quelques mauvais souvenirs qu'elle avait eu avec des monstres... Je ne devais pas à mon tour tomber de Charybde en Scylla...
- Alors, fit-elle redevenant impatiente.
- Ça y est, j'ai trouvé, j'ai répondu en retrouvant ma sérénité. Je vais vous raconter un récit magnifique écrit par Madeline Miller, il s'appelle circé.

Merci à Sandrine (HundredDreams) de m'avoir donné envie de venir m'échouer sur l'île d'Ééa, grâce à son magnifique billet.
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