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Citations sur Nous vivions dans un pays d'été (19)

– Vous pensez que c’est nous, les responsables ? a demandé une mère.
D’un ton pathétique.
– Nous pensons que vous êtes responsables de tout, a répondu Jen posément.
– Qui d’autre pourrait l’être ? a ajouté Rafe.
– Je ne vous reproche pas d’être responsables, a dit Sukey.
Le bébé a poussé un cri aigu, et elle l’a bercé doucement.
La mère l’a regardée avec reconnaissance.
– Vous avez simplement été stupides, a poursuivi Sukey. Et paresseux.
Reconnaissance toute relative.
– Vous avez laissé tomber le monde, a lancé David.
– Vous les avez laissés tout transformer en merde, a renchéri Low.
À cet instant, j’ai failli oublier le goût de vieille banane.
– Je ne voudrais surtout pas vous décevoir, mais nous n’avons pas ce pouvoir-là, s’est défendu un père.
– Ouais. Et ils ont tous dit la même chose, a rétorqué Jen.
– Écoutez. On sait qu’on vous a déçus. Mais qu’est-ce qu’on aurait pu faire, vraiment ? a demandé une mère.
– Vous battre, a répondu Rafe. Vous est-il jamais arrivé de vous battre ?
– Ou bien vous êtes-vous contentés de faire exactement ce que vous aviez envie de faire ? a demandé Jen. Toujours ?
Les mères se sont regardées. Un père s’est frotté la barbe. D’autres ont enfoncé leurs mains dans leurs poches, se sont balancés d’avant en arrière sur leurs talons et ont scruté le tas de terre à côté des pierres.
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Les phares se sont éteints et les portières à l’avant du van se sont ouvertes. Burl et Luca sont sortis. David a allumé une lampe torche. Sacs en toile et sacs de couchage ont été déchargés. J’étais soulagée sans trop savoir pourquoi – peut-être parce que c’était tout.
Juste eux quatre. Aucun parent ne les avait accompagnés. J’ai été à nouveau prise de vertiges en regardant ceux qui étaient revenus. Derrière eux, quand je plissais les yeux, j’avais l’impression de voir les parents absents, flous. La nuit se troublait. Ou peut-être juste leurs silhouettes, leurs effigies. Ou non, ce n’étaient pas eux, ai-je compris – n’est-ce pas ?
C’étaient eux et pas eux, peut-être ceux qu’ils n’avaient jamais été. Je voyais presque ces autres debout dans le jardin au milieu des petits pois, les pieds plantés entre les rangées. Ils étaient immobiles, le visage rayonnant d’un éclat disparu depuis longtemps. Qui remontait à une époque avant ma naissance. Leurs bras pendaient le long de leurs corps.
Ils avaient toujours été là, ai-je pensé, vaseuse, et ils avaient toujours voulu être plus que ce qu’ils étaient. Il fallait toujours les considérer comme des invalides, ai-je vu. Chaque personne, parfaitement adulte, était malade ou triste, et avait des problèmes greffés à elle tels des membres cassés. Chacune avait des besoins spécifiques.
Si vous étiez capable de vous souvenir de cela, vous ressentiez moins de colère.
Ils avaient été entraînés par leurs espoirs, avaient tenu grâce à l’éventualité d’une aubaine. Mais en lieu et place de l’aubaine, il n’y avait que le temps qui passé. Et ils n’avaient jamais été qu’eux-mêmes.
Pourtant ils avaient voulu être différents. Désormais, je ferais mienne cette idée, ai-je décidé en regagnant tranquillement la grange. Ce que les gens voulaient être mais ne seraient jamais voyageait à leurs côtés. Une compagnie.
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La grande maison avait été bâtie par des barons voleurs au XIXe siècle, une retraite palatiale pour les mois verdoyants. Nos parents, ces soi-disant figures d’autorité, erraient sous les larges poutres de cette demeure selon de vagues circuits. Leurs fins étaient obscures, et d’intérêt général nul.
Ils aimaient boire : c’était leur passe-temps favori, ou, d’après l’un des nôtres, peut-être bien une forme de religion. Ils buvaient du vin, de la bière, du whiskey et du gin. Et aussi de la tequila, du rhum et de la vodka. À midi, ils appelaient ça le remède à la gueule de bois. Cela semblait leur procurer de la satisfaction. Ou du moins leur permettre de tenir debout. Le soir, ils se rassemblaient pour manger de la nourriture et boire plus.
Le dîner était le seul repas auquel nous étions tenus d’assister, et même pour si peu, nous leur en voulions. Ils nous obligeaient à nous asseoir et parlaient de rien. Ils dirigeaient leur conversation comme un faisceau lumineux gris terne. Elle nous atteignait et nous berçait au point de nous plonger dans un état de stupeur. Leurs propos étaient tellement ennuyeux qu’ils nous emplissaient de frustration et, après quelques minutes, de rage.
Ils ne savaient donc pas qu’il y avait des sujets urgents ? Des questions qu’il fallait poser ?
Si l’un de nous disait quelque chose de sérieux, ils balayaient son intervention d’un revers de la main.
Puis-jesortirdetables’ilvousplaît.
Plus tard, le volume sonore de la discussion montait d’un cran. Libérés de notre influence, certains d’entre eux émettaient des aboiements soudains et stridents. Ils riaient, apparemment. Depuis la galerie qui faisait le tour de la maison avec ses torches en bambou, ses fougères suspendues et ses balancelles, ses fauteuils miteux et ses désinsectiseurs à lumière bleue, leurs rires tonitruants portaient. Nous les entendions depuis les cabanes dans les arbres, depuis les courts de tennis et depuis le champ de ruches dont s’occupait la journée une voisine lente qui marmonnait sous le voile de son chapeau d’apicultrice. Nous les entendions quand nous étions derrières les vitres fêlées de la serre délabrée, ou sur l’eau noire et fraîche du lac où nous flottions dans nos sous-vêtements à minuit.
J’aimais bien rôder toute seule sur le domaine au clair de lune munie d’une lampe torche dont je faisais rebondir le faisceau lumineux sur des murs aux fenêtres closes de volets blancs, sur des vélos abandonnés dans l’herbe, sur des voitures sagement arrêtées dans la vaste allée en arc de cercle. Quand un rire parvenait jusqu’à mes oreilles, je me demandais s’il était possible que l’un des parents ait réellement dit quelque chose de drôle.
Au fil de la soirée, certains parents se mettaient en tête de danser. Un éclair de vie venait animer leurs corps lourdauds. Triste spectacle. Ils s’agitaient maladroitement dans tous les sens en mettant à fond leur musique du temps jadis. « Beat on the brat, beat on the brat, beat on the brat with a baseball bat, oh yeah. »
Ceux qui étaient dépourvus d’éclair de vie restaient assis sur leur chaise à regarder les danseurs. Léthargiques, le visage relâché – autrement dit, décédés.
Mais moins ridicules.
Certains parents formaient des paires et se faufilaient dans les chambres au premier étage, où quelques garçons dans nos rangs les épiaient à travers les fentes de portes de placard. Les voyaient accomplir leurs actes obscurs.
Parfois, ça les émoustillait. Même s’ils ne l’avouaient pas.
Plus souvent, ça leur répugnait.
La plupart d’entre nous entreraient en première ou en terminale à la fin de l’été, mais quelques-uns n’étaient pas encore pubères – il y avait tout un éventail d’âges différents. Pour résumer, certains étaient innocents. D’autres accomplissaient eux-mêmes des actes obscurs.
Lesquels n’étaient pas aussi répugnants.
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Avant, nous vivions dans un pays d’été. Dans les bois, il y avait des cabanes perchées dans les arbres, et sur le lac, des bateaux.
Même un tout petit canoë pouvait nous emmener jusqu’à l’océan. Nous traversions le lac en pagayant, franchissions un marais, suivions un ruisseau et arrivions à l’embouchure de la rivière. Là où l’eau rencontrait le ciel. Laissant nos embarcations sur le sable, nous courions sur la plage, portés par une brise saline.
Nous avons trouvé un crâne de dinosaure. Ou peut-être de marsouin. Nous avons trouvé des oeufs de raie, des coquilles d’œils-de-requin et du verre poli par la mer.
Avant le coucher du soleil, nous regagnions le lac en canoë pour le dîner. Les huards lançaient leurs cris envoûtants à travers l’eau. Pour enlever le sable sur nos chevilles, nous sautions dans le lac depuis le ponton. En hurlant. Nous faisons des plongeons et des saltos sous le ciel qui devenait violet.
Au-dessus du ponton, des cerfs se promenaient tranquillement sur la grande pelouse. Leur grâce était cependant trompeuse : ils véhiculaient des tiques, et les tiques, une maladie. Laquelle pouvait vous rendre fou, vous voler vos souvenirs, faire enfler vos jambes. Ou affaisser votre visage comme la face d’un basset.
Et donc, quand les cerfs baissaient leur cou élégant pour brouter l’herbe, certains d’entre nous leur criaient des insultes. Fonçaient vers eux en gesticulant.
Certains d’entre nous aimaient bien les voir paniquer. Les cerfs décampaient vers les arbres en ruant, effrayés par notre pouvoir. Pendant leur fuite, certains d’entre nous poussaient des hourras.
Pas moi. Je restais muette. J’étais navrée pour eux. Les tiques n’étaient pas de leur faute.
Aux yeux d’un cerf, les gens étaient probablement des monstres. Certaines personnes en tout cas. Parfois, lorsqu’un cerf apercevait un homme qui marchait dans la forêt, il arrivait que l’animal dresse l’oreille et reste immobile comme une statue. À attendre. Aux aguets. Sans mauvaise intention.
Qu’es-tu donc ? demandaient ses oreilles. Oh, et… que suis-je ?
Parfois, la réponse était : Tu es mort.
Et le cerf s’effondrait.
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Avant, nous vivions dans un pays d'été. Dans les bois, il y avait des cabanes perchées dans les arbres, et sur le lac, des bateaux.
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Les molécules ne meurent jamais, songeais-je.
N'était-ce pas ce qu'on nous avait expliqué en chimie ? Ne nous avait-on pas dit qu'une molécule du dernier souffle de Jules César se trouvait, statistiquement parlant, dans chacune de nos inspirations ? Même chose pour Lincoln. Ou nos grands-parents.
Des échanges et des mélanges de molécules, à l'infini. Des particules qui avaient un jour été d'autres gens, et qui désormais se mouvaient à travers nous.
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À ce point de ma vie personnelle, j'acceptais la fin du monde. du monde familier, en tout cas. Nous étions nombreux à l'accepter.

Les scientifiques disaient que la fin était en train de se produire, les philosophes, qu'elle se produisait depuis toujours.

Les historiens disaient qu'il y avait déjà eu des périodes sombres par le passé. Tout finissait par s'arranger parce qu'au bout du compte, si vous étiez patient, les Lumières arrivaient, suivies d'un vaste éventail de produits Apple.

Les hommes politiques disaient que tout irait bien. Que des ajustements étaient en cours. L'ingéniosité humaine qui nous avait mis dans cette drôle de panade nous en sortirait aussi. Un plus grand nombre de voitures passeraient peut-être à l'électrique.

Voilà comment nous avons deviné que c'était grave. Parce que, de toute évidence, ils mentaient.
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- Et donc, il se passe quoi après la fin ?
- Laisse-moi réfléchir. Attends une minute. Je réfléchis.
- Fais un effort Evie.
- D’accord. La lenteur, je parie. De nouveaux genres d’animaux évoluent. D’autres créatures viennent vivre ici, comme nous avant. Et toutes les anciennes belles choses seront encore dans l’air. Invisibles, mais là. Comme, je ne sais pas… Une attente qui plane, en quelque sorte. Même quand nous serons tous partis.
- Mais nous ne serons pas là pour les voir. Nous ne serons pas ici. Ça fait mal, de ne pas savoir. Nous ne serons pas ici pour voir!
(…)
- D’autres les verront, mon chéri. Pense à eux. Peut-être les fourmis. Les arbres, les plantes. Peut-être que les fleurs seront nos yeux.
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Chaque personne, parfaitement adulte, était malade ou triste, et avait des problèmes greffés à elle tels des membres cassés. Chacune avait des besoins spécifiques. Si vous étiez capables de vous souvenir de cela, vous ressentiez moins de colère. Ils avaient été entraînés par leurs espoirs, avaient tenus grâce à l’éventualité d’une aubaine. Mais en lieu et place de l’aubaine, il n’y avait que le temps qui passe. Et ils n’avaient jamais été qu’eux-mêmes. Pourtant ils avaient voulu être différents. Désormais, je ferais mienne cette idée, ai-je décidé en regagnant tranquillement la grange. Ce que les gens voulaient être mais ne seraient jamais voyageait à leurs côtés. Une compagnie.
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Maintenant qu’ils n’étaient plus là, ils étaient devenus des abstractions. Ils étaient des idées, et les idées étaient plus romantiques que les gens.
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