Citations sur Une enfance de rêve (28)
On peut manquer d’un toit, d’amour, d’espoir, de tout, mais ne pas disposer des mots qui désignent sa souffrance est à mes yeux le malheur extrême. Je n’éprouve jamais autant de commisération que devant un enfant malheureux qui n’a pas encore complètement acquis le langage, ou un esprit simple, prisonnier d’un registre étroit de mots dépourvus de nuance et de second degré, ou encore devant un animal dont l’attente éperdue est tout entière dans le regard.
Quand le goût des livres vient tôt, il tient à sa fonction de fenêtre sur d’autres horizons plus ou moins extraordinaires, mais s’y ajoute le statut d’objet du livre, de propriété facile à acquérir ; il est le premier bien que l’on peut avoir pour soi, égal aux biens des adultes, et non pas leur imitation, comme le sont les jouets.
Nous avons tort de ne pas faire confiance aux apparences, parce que si chacun de nous voyait vraiment ce qu’il a devant les yeux et s’il acceptait avec innocence d’appréhender la vie dans les formes sous lesquelles elle se manifeste, il aurait la satisfaction de constater que sa propre existence présente la cohérence d’un roman bien construit, ou d’un film dont le montage subtil éclaire le scénario, au lieu qu’elle lui paraisse, comme c’est le cas le plus souvent, un confus conglomérat de faits et d’émotions.
Lorsque les adultes dédaignent ou se moquent du physique ingrat des adolescents et se plaignent de l’humeur grincheuse dont ceux-ci l’assortissent, ils feraient bien de prendre en compte ce que doit être la brutale frustration éprouvée par ceux dont ils admiraient et câlinaient le corps potelé si peu de temps auparavant.
Les mots marquent la distance minimale qu'il est permis de mettre entre soi et la douleur. (p. 106)
Les enfants gros ont l’air grave ; ils sont sur le qui-vive, dans l’attente du regard qu’on va poser sur eux.
Certaines paroles traduisent des choses si importantes, si graves, qu’elles ne sont prononcées que par pure forme, à la façon d’un mot de passe entre deux conjurés qui peuvent ne pas se connaître, ignorer peut-être le but ultime de leur action, mais qui ne doutent pas de son importance.
À la fin de films documentaires, il arrive que l’on indique à l’écran ce que sont devenues les personnes qui y sont intervenues. Je lis toujours attentivement ces informations parce qu’elles empêchent le récit de rejoindre la fiction, elles en préservent toute l’épaisseur temporelle.
Il est probable que la confiance totale que j’avais dans mes rêves empêchât que je ne me heurte aux aspérités de la réalité, et que c’est peut-être ainsi, de ne pas trop peser sur le monde des choses concrètes, que l’on force paradoxalement le destin.
Pour faire vivre le désir, mieux valait la moquerie bienveillante de mon père, à qui je n’avais pas fait plus de confidence qu’aux autres, qui simplement me voyait plongée dans mes lectures et rapporter de bonnes notes en rédaction, et qui me surnommait « Catherine-Millet-de-l’Académie-française ».