Il se contente de goûter le vin. À l’aveugle, mais plongé dans ses sensations, sans essayer d’en appeler à ses connaissances, ses souvenirs, ses réflexes, uniquement mais absolument attentif à ce qui s’annonce, passe, et prends corps dans son corps. Il part. Il descend sur des terres humides et fraîches, sur l’épiderme d’un monde organique travaillé par les météores et les vents, arrosé de soleil, givré, bourgeonnant, craqué.
-Une menace est efficace tant qu’elle n’est pas exécutée.
-Et quelques secondes après, dit la Brune.
Malgré la profonde vexation causée par le cambriolage, il se sent une certaine affinité avec le ou les pillards qui ont si judicieusement sorti les bouteilles sans grand intérêt, et choisi de boire un chambolle-musigny et un romanée-conti de 1969, hors du monde, dans les bras tièdes de ses fauteuils grand confort tendrement enfoncés à vingt mètres sous terre.
- C'est une très belle cuvée. Il est possible que ce soit mon dernier vers, mais je le trouve magnifique. On devrait toujours boire comme ça.
- Comment ? demande la Bombe.
- Je ne sais pas. Conscient. Nu. Dévalisé.
« On devrait toujours boire comme ça. […] Conscient. Nu. Dévalisé. » (p. 67)
À partir de ce moment et jusqu’à la fin de la carafe, Coetzer se suspend. Il se contente de goûter le vin. À l’aveugle, mais plongé dans ses sensations, sans essayer d’en appeler à ses connaissances, ses souvenirs, ses réflexes, uniquement mais absolument attentif à ce qui s'annonce, passe, et prend corps dans son corps. Il part. Il descend sur des terres humides et fraîches, sur l’épiderme d’un monde organique travaillé par les météores et les vents, arrosé de soleil, givré, bourgeonnant, craqué, il glisse parmi les feuilles, se coule dans les rus, tombe comme une pluie, monte dans la sève, gonfle de concert avec les milliers de fruits ronds, pleins, pruinés, les grappes entières accrochées sans effort au bois plongeant au travers des herbes entre les vies d’insectes innombrables. Branché sur toutes les variations, il sent la forme des nuages, le cri des bêtes et les plumes, le départ d’un lièvre, la nuit comme une vasque, sans dessus ni dessous, aussi vaste en lui qu’un état de l’âme et du cœur. Il plane. Il absorbe autant qu’il est absorbé.
- [...] Laissez-moi tenter quelque chose avec elles. Tout de même, je suis plus concerné que vous.
- Justement. Vous l'êtes trop. Les émotions sont mauvaises conseillères.
N'hésitez pas, capitaine, vous en mourez d'envie, donnez l'ordre, déployez vos hommes, balancez les roquettes, faites nous sauter la pelouse qu'on en finisse, que ça pète, craque, pisse, baigne, que ça déchire, que la beauté nous accompagne !
– (…) Nous détenons des otages. Nous sommes prêts à les exécuter. Tous. Un par un ou ensemble. Nous avons le choix. Nous sommes dans un lieu qui résiste à des pressions formidables. Celles que vous tentez d’exercer sont dérisoires. Nous sommes dans une île, dans une cité, dans un submersible, inexpugnables. D’un entrepôt, nous avons fait une campagne. Les richesses circulent à l’intérieur, de l’intérieur, nous n’avons et elles n’ont aucune raison d’en sortir puisque nous sommes là où vous ne pouvez être, que nous avons tout ouvert, tout relié. Réfléchissez. Et déposez mon nécessaire à maquillage dans dix minutes devant sa porte, puisque ça vous fait plaisir. »
Et personne à l’intérieur de la place ne s’est laissé impressionner par le vacarme des détonations. En échange, ils ont trouvé à quatre heures du matin, debout devant la porte parmi les plaques de peintures brûlées, la première bouteille débouchée. Aux trois quarts vide. Sans commentaire. Sans s’expliquer non plus comment elle était arrivée là. Ils ont néanmoins compris à cet instant qu’ils avaient perdu le contrôle des caméras de surveillance. A quel moment exactement ? Cette question travaille le cerveau de Jackie Thran comme une ritournelle. Avec trois autres, qui tournent en boucle : qui, comment, pourquoi ?