- Une menace est efficace tant qu'elle n'est pas exécutée.
- Et quelques secondes après, dit la Brune.
- Le temps que le souffle de sa désintégration met à s'épanouir dans l'espace. Que les bourrelets de fumée s'amoncellent, que la matière se répande dans les trois dimensions de l'air.
La Bombe semble voir en détail des particules libérées de leurs chaînes, lâchées dans le volume, en surpression, en pleine détente, à l'équilibre, et sa vision illumine la pièce. Bizzie a les yeux grands ouverts. Des larmes d'eye-liner traversent le rouge de son sourire flou.
- Le temps de la sidération, dit-elle.
-Ils ont du goût.Ce sont des connaisseurs,d'une façon ou d'une autre. Peut-être des esthètes.
Il demande à Coetzer d’examiner les trois bouteilles comme des pièces à conviction. Elles ne portent aucune empreinte digitale mais elles ont été manipulées. Selon lui, c’est déjà un début de dialogue. Coetzer se recueille un instant. Il se concentre sur la bouteille de chambolle-musigny et montre la coupure nette de la capsule de surbouchage, l’étain a été sélectionné d’un seul geste. Puis il penche la bouteille pour qu’ils voient le dépôt qui repose dans le tiers de vin restant. Jackie Thran fait la grimace.
– Il y a à boire et à manger là-dedans.
– C’est plus un gage de qualité qu’un défaut, les amateurs le savent.
Marwan ôte ses lunettes et se frotte la base du nez.
– Diriez-vous qu’ils ont débouché et versé le vin comme le feraient des sommeliers ?
« Un vin exceptionnel doit être ouvert, décanté et apprécié dans des conditions elles-mêmes exceptionnelles. » (p. 20)
Vous ne pouvez plus entrer. Nous avons tout ouvert. Nous avons tout relié.
Jackie soupire :
– Elles nous embrouillent. Elles gagnent du temps.
– Ou elles s’embrouillent entre elles. Ce qui serait bon pour nous.
– Pas sûr. Une équipe qui part en vrille, c’est quitte ou double. Le fait est qu’on ne peut pas dire si ce sont trois cinglées qui se sont lancées dans un truc qui les dépasse complètement ou si ce sont trois cinglées qui savent très bien ce qu’elles font. Et je ne sais même pas ce qui est préférable.
Marwan est en train de réfléchir à ce qu’il faudrait mettre en place pour en isoler une, plutôt la Brune, quand une cascade d’emails l’interrompt. Les résultats d’analyse de la trace ADN découverte dans la bouteille d’urine viennent d’arriver.
Aucun badge ne répond plus, les caméras de surveillance n’enregistrent rien d’anormal, les écrans de contrôle affichent des températures habituelles, une humidité constante et un éclairage réduit au bunker de réception.
Ethan Coetzer a d’abord cru à un canular. Il s’est trompé. Le premier assaut donné par les forces de police a été un échec. La porte blindée est à l’épreuve des obus, le système d’ouverture par reconnaissance faciale a été détruit. Et personne à l’intérieur de la place ne s’est laissé impressionner par le vacarme des détonations. En échange, ils ont trouvé à quatre heures du matin, debout devant la porte parmi les plaques de peinture brûlées, la première bouteille débouchée. Aux trois quarts vide. Sans commentaire. Sans s’expliquer non plus comment elle était arrivée là. Ils ont néanmoins compris à cet instant qu’ils avaient perdu le contrôle des caméras de surveillance. À quel moment exactement ? Cette question travaille le cerveau de Jackie Thran comme une ritournelle. Avec trois autres, qui tournent en boucle : qui, comment, pourquoi ?
Pour la brigade d’intervention, la plus importante est « comment ». Pour Jackie et pour le négociateur, c’est « qui ». Pour Ethan Coetzer, c’est « pourquoi ». Mais pour tous, elles sont intimement et différemment liées. Chacun pense à part soi qu’une seule réponse suffirait à résoudre la situation, mais aucun d’entre eux n’a le début d’une piste.
Personne ne bouge devant le bunker alpha.
La brume matinale se dissipe lentement, elle monte et s’accroche aux frondaisons avant de s’évanouir. Il est un peu moins de six heures du matin, le vent d’est fait bruire la végétation basse.
Il n’y a plus un seul uniforme dans le paysage.
Les hommes armés se sont regroupés dans l’ancienne maison du gardien qui leur sert de QG depuis cinquante-neuf heures. Ils ont les yeux rivés sur la porte d’acier qui devrait s’ouvrir dans quelques minutes pour la troisième fois consécutive depuis le début des opérations. Ils ne tenteront pas ce matin un nouvel assaut. Ils attendent les ordres. Le négociateur est arrivé au milieu de la nuit, il a besoin d’un contact direct avant de décider d’une méthode d’action. Il a lu et mémorisé les rapports des deux derniers jours, il est concentré sur les sons. Des perches Mini Boompole ont été installées durant la nuit au-dessus de la porte alpha dans l’angle mort de la caméra de surveillance extérieure. Ses oreilles sont prises dans les coussinets enveloppants d’un casque à réduction de bruit, il est coupé de son environnement sonore immédiat, il regarde monter la vapeur qui s’échappe de son mug de thé noir. Vingt secondes avant que la porte ne s’ouvre, il sursaute.
Personne ne bouge devant le bunker alpha.
-Vous allez devoir choisir entre un rêve et un cauchemar,vous avez la durée d'une dégustation pour faire basculer votre vie et elle commence maintenant.