Il changea dix fois ses développements, fit varier le profil des ennemis imaginaires, tenta d’adapter ses peurs à celles de ses élèves. Il substitua au barbare sanguinaire, portant le sabre entre les dents et les yeux injectés de sang furieux, le puma distingué, le jag sauvage, le serpent. Il n’éprouvait d’ailleurs aucune difficulté à le faire, tant il se sentait un édenté. Mais ses leçons n’étaient pas assimilées. Il le voyait bien. Ni le tatou ni le fourmilier ne sortaient de leur étrange réserve. Ils ne venaient jamais le rejoindre sous le belombra pour répéter avec lui les mouvements. Ils ne le saluaient pas, ni avant ni après la leçon. Stevens soupçonnait qu’il ne s’agissait pas d’une question de patience. Il s’obstinait quand même.
Mais moi, dix-huit tonnes de propergols solides pour m’envoyer en l’air et toute la technologie meurtrière que ça a supposé – les nazis aux commandes, les Russes, les Américains à la suite, les Européens et leurs têtes nucléaires de premier ordre -, ça ne me dérange pas plus que ça : Je suis en orbite ! C’est tout ce que je voulais. Et que les palmiers ne poussent plus pendant cinquante ans autour de Kourou, eh bien tant pis. Il en reste sur la Riviera. Et qu’un gamin mongol s’amène sur un cheval râpé et se tienne droit, ébahi mal ficelé dans les culottes de son grand-père, un bouquet de chardons à la main, la bouche ouverte devant la capsule calcinée des cosmonautes de la Lune eh bien pareil ! Je suis en orbite. Les gens sont des mouches.
Les traînées de dégazage sont esthétiques en pleine mer, les torches pétrolières irradient les déserts d’une lumière civilisatrice, l’électricité avance, l’ignorance recule, la bêtise est de plus en plus visible mais qu’importe : je suis en orbite. Au sommet de la pyramide. J’y ai travaillé longtemps, je ne peux rien, absolument rien contre l’aveuglement de ceux qui ne dépasseront jamais l’atmosphère terrestre.
Maintenant.
Je suis celui qui seul parle.