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L'équilibre du monde", c'est s'apprêter à faire un long voyage, à ouvrir une parenthèse dépaysante, non pas tant parce qu'il se déroule dans un pays lointain, que parce la densité et la richesse de l'intrigue, la minutie avec laquelle sont dépeints les personnages et leurs interactions, la vitalité qui porte l'ensemble, nous plongent de manière très prégnante dans le quotidien de ses héros.
Inde, années 70.
Dina Dalal, jeune élève douée, s'est vue contrainte d'interrompre ses études après la mort de ses parents. Alors recueillie par son frère et sa belle-soeur, elle n'a pu concilier la réussite scolaire avec la multitude croissante de tâches ménagères imposées par ses hôtes. En tant que femme, elle est d'ailleurs plutôt destinée au mariage qu'à une carrière professionnelle. C'est du moins la conviction de son frère, qui lui présente une succession de prétendants... Las ! le choix de Dina se porte sur un intellectuel aux revenus modestes, et c'est lui qu'épouse la tenace jeune femme, mésalliance dont son frère finit par s'accommoder. Et cette union n'est que la première de ses rébellions. Un accident la laisse veuve trois ans après son mariage, et là encore elle s'oppose à la volonté fraternelle en préférant vivre seule, mais libre, dans l'appartement conjugal, où, comble du déshonneur, elle exerce la couture pour pouvoir assumer la charge de son loyer.
Elle vivote... parvenue à la quarantaine, perdant son acuité visuelle, elle doit se résoudre à trouver un autre moyen de subsistance. C'est ainsi qu'elle est amenée à employer deux tailleurs, et à accueillir dans son appartement un hôte payant en la personne de Maneck, dont la mère fut une de ses camarades de classe, qui a quitté son village de montagne pour suivre des études en ville.
C'est d'un village également que viennent l'ombrageux Omprakash et son oncle le doux Ishvar, les deux tailleurs que recrute Dina. Issus de la basse caste Chamaar, celle des tanneurs, ils doivent leur accession au métier de la couture (considéré comme plus noble) au courage du père d'Ishvar qui a voulu rompre ce cercle de servitude. Les rapports entre Dina -qui garde ses distances vis-à-vis de ces déclassés qu'ils restent pour elle, et se montre exagérément autoritaire de peur de perdre le contrôle- et le jeune Omprakash sont d'abord conflictuels. Mais peu à peu, ces quatre individualités complètement différentes s'apprivoisent...
Je vous en ai dit beaucoup, peut-être trop, mais rassurez-vous, ce résumé ne reflète qu'une once de la richesse de ce roman, des circonvolutions de son intrigue, de la myriade de ses personnages secondaires, et de son contexte, terrible et pesant.
Car c'est une société gangrenée par l'injustice que
Rohinton Mistry dépeint dans "
L'équilibre du monde", un "équilibre" qui fait référence au système de castes, censé fonder, en cloisonnant les individus dans des groupes bien définis, une structure sociétale durable. Et bien que la suppression de l'intouchabilité ait été décrétée par le gouvernement, les inégalités, résultat de siècles de traditions, sont trop profondément ancrées dans les mentalités pour disparaître du jour au lendemain. Il suffit parfois encore de marcher du mauvais côté de la rue pour risquer sa vie... Et comment atteindre un niveau de vie acceptable, retrouver sa dignité, quand votre statut d'intouchable vous a interdit les portes de l'école, et continue de faire de vous un esclave aux yeux de la plupart de vos concitoyens ?
De plus, être pauvre maintient dans l'asservissement et l'exclusion. Les désespérantes mésaventures vécues par Ishvar et d'Omprakash en arrivant en ville l'illustrent bien. Leur quotidien est précaire, dangereux, soumis au pouvoir de tous ceux, propriétaires, promoteurs, chefs de districts... qui s'engraissent sur le dos de ces misérables. On peut vous chasser du jour au lendemain de votre bidonville ou de votre bout de trottoir pour vous astreindre aux travaux forcés, ou vous faire subir contre votre gré une vasectomie pour vous empêcher de vous reproduire...
Car l'optimisme et l'espoir nés de l'indépendance n'ont pas fait long feu... dans l'Inde d'Indira Gandhi, la corruption galopante et la mauvaise gestion du gouvernement, les vexations et les violences subies par les plus pauvres conduisent à des mouvements de révolte. La contestation populaire, culminant lors du truquage d'élections, est réprimée avec l'instauration d'un état d'urgence, et l'arrestation de nombreux syndicalistes, étudiants et travailleurs sociaux.
S'il est un équilibre dans ce roman, c'est bien celui avec lequel
Rohinton Mistry entremêle le destin de ces héros au contexte culturel, économique et culturel de son pays. Entre poids des traditions et amorce de mutations sociales, ils tentent de survivre, portés par leur rage, leur ténacité ou leur enthousiasme, montrant plus ou moins de virulence à s'opposer à l'iniquité d'un ordre séculairement établi, qui ne vacille que pour que laisser la place à de nouvelles injustices...
Le récit est porté par une énergie constante, riche de rebondissements mais aussi d'un ton qui parviendrait presque à faire oublier sa sombre dimension. Avec un humour tantôt grivois, tantôt empreint d'une dérision aux accents philosophiques,
Rohinton Mistry nous mène du rire aux larmes, nous passionnant pour le destin non seulement de ses quatre principaux personnages, mais aussi pour la cohorte de ceux qui peuplent son univers grouillant et inoubliable...
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