Nous avons dit que la Légende des Siècles était pour ainsi dire une médaille à double face portant sur un côté l'effigie du méchant, sur l'autre l'effigie du justicier ; mais hélas ! le mal l'emporte sur le bien, et dans le livre de Victor Hugo nous avons dix tyrans pour un justicier. La justice est représentée dans ces poèmes par deux chevaliers errants , Roland et Eviradnus. Victor Hugo s'est efforcé de tracer de ces personnages un portrait qui fût en rapport à la fois avec la barbarie des temps où ils vécurent et l'idéal de la chevalerie. Roland et Eviradnus ne répondent en rien à l'idée vulgaire que le commun des lecteurs se fait des chevaliers errants d'après les traductions de la Jérusalem délivrée et du Roland furieux. Ils laissent bien loin derrière eux les beaux damoiseaux de l'Arioste et du Tasse. Ce ne sont pas des coureurs d'aventures galantes, des chercheurs de brillants exploits, mais de véritables redresseurs de torts et de sincères justiciers.
Dieu, selon le mot de l'Écriture, a livré le monde aux disputes; c'est pourquoi, dans sa sagesse et sa prévoyance infinies, il a bien soin de ne jamais laisser la terre manquer trop longtemps d'éléments de controverse. A chaque génération , il envoie cinq ou six hommes auxquels il confère le privilège de l'antique Jupiter, et qu'on pourrait nommer comme lui amasseurs de nuages. Quoi qu'ils fassent ou qu'ils touchent, ces hommes déchaînent les tempêtes et soulèvent les orages. Leurs paroles les plus inoffensives résonnent d'un bruit de guerre, comme les mouvements d'un guerrier au repos rendent involontairement un cliquetis d'acier. Victor Hugo est peut-être, de tous les hommes de notre époque, celui qui a reçu le plus pleinement ce privilège glorieux et parfois embarrassant