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Critique de Creisifiction


"J'ai été comme ces mauvaises herbes arrachées,
Déposées en gerbes alignées sans discernement.
Depuis, j'ai été moi, oui moi, à ma perte,
Et moi, à ma perte, je ne suis ni moi ni un autre ni personne.»
(Fernando Pessoa)

«Sefarad», mot en hébreu médiéval désignant à la fois l'Espagne et le Portugal, ainsi que les juifs originaires de la péninsule ibérique, expulsés en 1492 par les rois catholiques Ferdinand et Isabel, se transforme, sous la plume de Antonio Muñoz Molina, en paradigme et métaphore par excellence au sentiment d'exil, qu'il soit extérieur ou intérieur, réel ou imaginaire, forcé ou volontaire ; synonyme non seulement de diaspora, de bannissement, mais aussi de migration, de déportation, ou encore de désir d'évasion, délivrance ou délestage du poids de son histoire personnelle, de son passé, de toutes les contraintes qu'on se serait petit à petit vu infliger à être untel, plutôt qu'un autre…
Projet littéraire sans pareil, surdimensionné et grandiose («encyclopédique» selon les mots de l'auteur lui-même), dans SÉFARADE, l'ambition de la plume de Molina pourrait nous renvoyer à la célèbre gravure de Dürer, «La Melencolia», à l'image de cet ange abandonné au milieu des outils et des artefacts dont la vanité humaine se pare afin de nourrir l'illusion d'appréhender le monde, un livre ouvert sur les genoux, une sphère représentant la quête d'absolu à ses pieds, le regard cependant tourné vers l'intérieur, songeur, comme dans l'attente de pouvoir transcender la distance infranchissable qui sépare les hommes les uns des autres, la fiction de la réalité, l'inaltérable de l'impermanent. Au bout du compte, à quoi cela servirait de vouloir se mettre à place d'un autre, se demande l'auteur? Quelle vanité à aspirer à cerner l'essence profonde d'un être, quand tout un chacun, à commencer par soi-même, n'est au fond «n'importe qui et personne »: «tu es celui qui tu inventes ou dont tu te souviens, celui qu'inventent ou dont se souviennent les autres». Et puis, quelle frivolité à vouloir créer des personnages de fiction, «alors qu'il y a tant de vies qui mériteraient d'être racontées, chacune d'elles comme un roman, un réseau de ramifications qui mènent à d'autres romans, à d'autres vies»?
C'est n'est que par un long exercice d'introspection et d'écriture (SEFARADE aura nécessité de longues années de préparation à son auteur, avant sa rédaction définitive), à l'abri du piège tendu par les tribulations de l'immédiat et par la vanité de la reconnaissance de ses pairs, suivant à lettre, tant que peut se faire, le précepte énoncé par Pascal («Tous les malheurs s'abattent sur l'homme parce qu'il ne sait pas rester seul dans sa chambre»), ce n'est qu'ainsi, par un regard porté à l'intérieur de soi et sur son propre «roman» que ces frontières pourraient être momentanément abolies, qu'on pourrait faire table rase des remparts isolant notre mémoire et l'imagination, nos souvenirs de nos affabulations, notre moi supposé réel de nos propres fictions. Les dix-sept récits qui composent SEFARADE, à la fois indépendants, ramifiés et subtilement enchevêtrés les uns dans les autres, en sont une preuve incontestable.
Antonio Muñoz Molina nos ouvre sans réserves la porte de la «chambre à soi» de l'écrivain, nous invite à découvrir sa bibliothèque et ses archives personnelles, à feuilleter les livres qu'il avait patiemment annotés pendant des années et racontant la destinée tragique de quelques-uns des plus célèbres exilés du XXème siècle (dont Primo Levi, Milena Jesenska, Willi Münzenberg, Evguénia Guinzbourg, Cesare Pavese..). L'auteur nous invite tout aussi naturellement à pénétrer dans l'intimité de son processus de création, au coeur des tentatives de transposition en matière littéraire de son propre «chagrin quotidien des mathématiques d'être» (F. Pessoa), il nous autorise même, par moment, à approcher du berceau dans lequel sont délicatement déposés ses personnages de fiction à peine émergés de son esprit démultiplié. C'est ainsi, dans une sorte d'étrange synergie créée par un mécanisme littéraire aux volants atemporels et circulaires que l'auteur lui-même, ses personnages, réels ou fictifs, et nous autres, ses lecteurs, partagerons, le temps d'un récit complètement inclassable (ni roman, ni autobiographie, ni fiction, ni essai sur l'exil…et tout cela à la fois!), un sentiment profond de communion. Réunis un instant en une sorte de Pangée originelle, continent imaginaire dont tous les hommes émargeraient, unis et indifférenciés, d'où personne ne serait plus banni ou oublié. Transportés aussi, par la pensée, dans ces compartiments de train où d'innombrables exilés, certains anonymes et oubliés par L Histoire, d'autres entrés dans la postérité, s'étaient un jour trouvés embarqués, parcourant en leur compagnie les réseaux ferrés d'un continent européen exsangue. Suivant l'histoire de personnages réels ou de fiction, croisés par l'auteur, sur d'autres réseaux, réels ou imaginaires, dans d'autres lieux, à différents moments de leur vie, en d'autres compartiments, trains, avions, villes étrangères, hôtels, maisons d'enfance, certains d'entre eux ayant cherché volontairement à s'exiler ou songeant malgré tout à la possibilité d'un retour devenu impossible, toujours différé. Témoins de rencontres entre l'auteur et ses personnages fictifs auxquels il s'applique à vouloir donner corps, comme par exemple dans le chapitre intitulé « Berghof », lorsque les doigts de Antonio Muñoz Molina tapant sur le clavier de son ordinateur, dans la pièce plongée dans la pénombre où il travaille durant une résidence littéraire à Rome, s'emmêlent à ceux d'un personnage en train de naître, un médecin dans son cabinet de consultation, assis comme lui derrière son bureau ; les plans fictionnels et biographiques glissent imperceptiblement, se superposent, puis se détachent progressivement, amenant le lecteur à comprendre enfin que le personnage avec lequel l'auteur formait bloc au départ, est un médecin en train de se demander comment annoncer à un patient fictif ce qu'un autre médecin, réel celui-ci, avait été obligé de communiquer quelques années auparavant à l'auteur lui-même : le diagnostic brutal de la maladie qui les exilerait tous les deux subitement du monde rassurant des bien-portants.
Comment décrire la tonalité mélancolique de cette voix sublime à travers laquelle l'irréversibilité du temps et la mémoire de la souffrance liées à toutes les formes possibles d'exil sont ici magistralement conjuguées ? Sa beauté serpentine de chant judéo-espagnol. Sa sonorité familière et universelle, paradoxale aussi quand elle est à la fois hantée par l'appel intime du départ, et bercée par l'illusion bienfaisante d'un retour définitif dans un mythique chez-soi. Traduite en phrases touffues, au parfum parfois entêtant, sans être pourtant jamais alambiquées, façonnées en quelque sorte à l'aide d'un zoom spatial et temporel opérant des aller-retours perpétuels entre le temps à vivre et le temps déjà vécu, entre l'infiniment particulier et petit, et l'infiniment grand et universel, étirant par la même occasion la longueur de leurs tournures et les cercles du possible qu'elles s'appliquent à vouloir élargir.
Magnifique voix, faisant de SÉFARADE une oeuvre sensible, d'une intelligence émotionnelle remarquable, un livre émouvant et inoubliable.


PS : Estimado señor Molina,
Je vous avais écrit une première fois, ici, il y a un an environ. Un message suite à la lecture de - «Un promeneur solitaire dans la foule», votre dernier ouvrage en date à l'époque et, d'autre part, ma toute première approche de votre oeuvre – une critique sous forme de lettre où, sur un ton très agacé, je vous expliquais les raisons de mon abandon du livre au bout d'une centaine de pages. Je ne vous connaissais pas assez, señor Molina et, peut-être, avais-je aussi ouvert la mauvaise porte pour commencer à faire connaissance avec votre univers ? Dans tous les cas, notre premier rendez-vous fut complètement raté, mon jugement probablement trop sévère, trop hâtif.
Je regrette aujourd'hui la tonalité générale de cette critique acerbe, et je tiens à vous le dire sous la forme de ce post-scriptum. J'avais été rebuté à ce moment-là par ce que j'avais qualifié d'un «amas d'impressions que vous acceptez sans discrimination de transcrire, souvent sans queue ni tête, des bouts de descriptions de tout et de n'importe quoi, un immense collage d'informations de toutes sortes qui ne cesse de se disloquer sans direction précise». Vous aviez déclaré à l'époque, à propos de votre entreprise littéraire, être motivé par la tentation de «tout écrire». Et moi je vous avais ironiquement apostrophé: «Tout écrire», voyons, señor, quelle ambition, quel rêve insensé pour un écrivain! Qui veut tout, dit la sagesse populaire, risque de ne rien obtenir..!».
Estimado señor Muñoz Molina, il faudra peut-être que je relise un jour votre «Promeneur solitaire dans la foule», car, à mon grand étonnement, ce que je vous reprochais alors, votre envie de tout embrasser, l'incroyable ambition sous-jacente à votre plume, votre style résolument centrifuge, son point de fuite comme en perpétuelle évanescence, vous obligeant à rajouter sans cesse des considérations supplémentaires, des détails, des nuances, des adverbes , des adjectifs, voici donc qu'exactement les mêmes défauts reprochés si emphatiquement hier, finiraient par me subjuguer complètement à la lecture de SÉFARADE aujourd'hui !!
Que s'est-il passé entretemps ? Je ne sais pas vraiment, mais je dois vous avouer qu'en refermant votre livre cette fois-ci, je me suis entendu dire moi-même que l'une des raisons probables de mon agacement initial résiderait peut-être dans...nos ressemblances! Je crois que nous serions bien quelque part, frères dans l'âme, señor Muñoz Molina !! Nous devons carburer au fond tous les deux à la même énergie saturnienne, les quêtes d'absolu et les conquêtes perdues d'avance sont susceptibles de nous fasciner, la solitude et le renoncement nous exalter, tout autant que la saudade ou les Préludes de Chopin…
Pourquoi vous raconterais-je tout ceci? Parce qu'ici, je serais en quelque sorte pour vous, moi aussi, «n'importe qui et personne»? Réel et fictif Creisifiction… !!
Allez, une dernière citation, à ce propos et pour la route… :
«Celui qui voyage peut garder un silence qui sera mystérieux pour les inconnus qui le remarquent, ou céder sans danger à la tentation de parler et de devenir un menteur, d'enjoliver un épisode de sa vie en le racontant à quelqu'un qu'il ne verra plus jamais. Je crois qu'il n'est pas vrai, comme on le dit, qu'en voyageant on pourrait devenir un autre : ce qui se passe, c'est qu'on se trouve allégé de soi-même, de ses obligations et de son passé, tout comme on réduit tout ce qu'on possède aux quelques choses nécessaires à son bagage. »
Bien à vous!
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