Les Cloches jumelles

Ils s'assirent à la grande table autour de la soupe au lait. Des morceaux de pain plat trempés. Le père se taisait. Quelques jours auparavant, il avait dû faire abattre un cheval, une bonne jument appelée Mira. Une pouliche qu'on leur avait prêtée l'avait blessée à la tête d'une ruade. L'incident avait débouché sur une tragédie comme il en est peu. Les provisions avaient beau se faire rares, on ne mangerait pas la viande de l'animal, seuls les païens avaient de telles mœurs, et dans la hiérarchie de la ferme, le cheval de labour venait juste après l'héritier des lieux.

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L’Olympe norrois relève de la même pensée que nos grands mythes. Les histoires et légendes qui mettent en scène les Walkyries, Odin, Thor, Loke, tout ce terreau où le grandiose Ring de Wagner puise ses racines – notre commune culture germano-nordique – eut droit de cité dans les églises. Naturellement pas à titre de message proclamé, mais en fond de décor.

Toute bizarre qu'elle fut, on veillait à bien la traiter, car à Butangen beaucoup, en particulier le grand-père, pensaient que les humains avaient tous reçu en partage autant de talents, que ceux-ci prenaient simplement des formes différentes, dont certaines plus difficiles à déceler et comprendre que d'autres. Les enfants à la parole confuse pouvaient donner des violoneux ou des sculpteurs sur bois exceptionnels, les aveugles réussissaient à apaiser les chevaux, et les farfelus communiquaient la plupart du temps avec les forces supérieures qu'il s'agissait de ménager.
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L'église fut achevée sous le règne de Magnus V et l'on grava la date 1170 sur une poutre de soubassement. Pour les piédroits et la charpente, on avait utilisé les immenses pins qui poussaient alors dans le Gudbrandstal et comme le voulait la coutume du pays, on avait abondamment décoré l'édifice de motifs légués par les vieilles croyances païennes, ce qui donnait une sorte de christianisme repeint, façon demeure de viking. Il avait fallu aux menuisiers un été entier pour sculpter les serpents de mer et autres enjolivures qui avaient fait leurs preuves depuis l'époque norroise. L'extérieur du porche était agrémenté sur toute sa hauteur de figures léonines aux longs cous et un énorme reptile se contorsionnait autour de la porte d'entrée. De chaque côté du retable se dressaient des colonnes de bois dont les chapiteaux avaient pris la forme de masques barbus, effigies de vieilles divinités qui roulaient des yeux sans pupilles. Tout ceci avait pour but de défendre la paroisse contre les forces du mal, telles que les Norvégiens les avaient combattues depuis des centaines d'années. Les artisans avaient pris soin d'intégrer tous les dieux à leur œuvre et de leur rendre justice à égalité, pour le cas où Thor et Odin auraient pu conserver quelques pouvoirs.

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Les sœurs Hekne elles-mêmes s'étaient forcément faufilées à travers la porte pour entrer ici. Tous ceux qui avaient vécu à Butangen avaient laissé dans l'église une trace de leur existence, et ces traces, il lui sembla sentir qu'un inconnu les avait patiemment recueillies, qu'il se mouvait encore entre ces murs, et que de ces chuchotements et ces soupirs, ces privations et ces bonheurs, il avait façonné la brume de poussière dont étaient gorgés les rayons de lumière qui tombaient des lucarnes.

Et elle apparut.
L'église.
Libre et sans entraves au milieu du paysage. Sûre d'elle, digne, vénérable. Brune comme l'ours des forêts, ornée comme la couronne d'une souveraine, obstinée comme un pèlerin. Plus ou moins figée dans l'attente, à la manière d'un château dont le roi serait toujours en voyage. Plus impressionnante encore que sur les croquis de I. C. Dahl. Un peu plus affaissée, peut-être - elle n'était pas immense -, mais quelle bâtisse ! Une pure prouesse, née de l'habileté la plus audacieuse et de l'imagination la plus folle, l'une et l'autre nourries au fil des générations. Jusqu'au jour où elles s'éteintes, sans que Gerhard Schönauer sût pour quelle raison.

Aussi la vie du bourg était-elle rythmée de six mois en six mois. L'hiver était le moment des visites et des accordailles, des achats de socs de charrue et de poudre à fusil. Certains rêvaient d'autres contrées, mais ceux qui avaient vu ces ailleurs rêvés pouvaient le dire : on y vaquait aux mêmes occupations, peut-être d'une façon un peu différente, mais qui ne valait pas mieux que celle d'ici. Rien d'autre n'existait que le labeur, et tant qu'à se donner du mal, autant le faire chez soi, près des siens et du cercle de ses connaissances.

Le temps était sans importance, on s'attelait à la tâche inachevée d'un mort, tout en sachant que des hommes encore à naître la poursuivraient, et l'on œuvrait avec le même tour de main souvent la même charrette, à faire grandir des tas de pierres antédiluviens.

Certes, les gens d’ici n’avaient pas l’apathie des habitants de l’Osterdal, chez qui, disait-on, les muscles du visage s’engourdissaient tant on les avait exercés depuis des générations à ne trahir ni la joie ni la peine.

(Actes Sud, p.194)

Astrid, il le savait, n’était pas faite pour devenir épouse de pasteur. Trop spontanée. Trop féminine, trop exigeante. Il lui manquait la qualité principale qu’on attendait d’une femme de tête : savoir obtenir ce qu’elle voulait en faisant croire aux hommes que l’initiative venait d’eux.